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Texte inédit de Stéphane Dovert



Rêves d'Asie

Je suis spécialiste de l’Asie du Sud-Est : l’affaire est entendue. J’y ai vécu presque vingt ans et j’y ai noirci de nombreux carnets de recherche qui sont devenus autant de livres. L’honorable lecteur de ce blog consacré à la littérature pourrait donc être tenté de se demander, comme ça, en passant, pour changer un peu des belles lettres, ce qu’un spécialiste de l’Asie du Sud-Est aurait à dire sur l’actualité des pays qu’il étudie. Après tout c’est son boulot de les connaître et il n’a pas fait toutes ces années d’études pour se taire lorsque les balles sifflent, les cadenas se ferment ou les compagnies pétrolières collaborent avec des régimes indignes. Bien sûr ce ne sont que des exemples, mais puisqu’on en parle dans la presse, il revient à l’orientaliste de témoigner au nom du droit à l’information de ceux qui n’en ont pas forcément l’usage mais qui peuvent nourrir leur ego de leurs indignations à défaut de modifier la marche du monde.

Certains spécialistes s’acquittent avec célérité de leur tâche politico-médiatique. Ils prennent quelques risques au passage : celui de se voir priver des visas d’accès à leurs précieux terrains et celui, non négligeable, de voir leurs collègues moins aventureux leur reprocher cette faiblesse coupable (De la vulgarisation et de l’engagement ? Et pourquoi pas du french cancan pendant qu’on y est !). Chercheur, j’ai souvent levé très haut la jambe, camouflant parfois derrière un pseudonyme que je vous laisse le soin d’identifier des publications sur l’art et la manière pour les États de réprimer ceux de leurs citoyens qui n’avaient pas l’heur de leur plaire. Je m’en suis pris aux méchants pour défendre les gentils (les victimes appartiennent par définition à la seconde catégorie). C’est quelquefois un peu décourageant mais, l’un dans l’autre, c’est plutôt bon pour l’estime de soi.

Hélas, la morale est parfois espiègle et nous conduit à d’ironiques parties de cache-cache. Tenez, je vous en propose une petite. Imaginons (car bien sûr tout cela relève de la fiction, vous savez : « Toute ressemblance ou similitude avec… ») qu’une junte militaire ignoble (pléonasme) qui opprime sa population et enferme sa Prix Nobel de la Paix dispose dans son espace maritime de quantités importantes de gaz naturel. Disons que c’est injuste mais pas impossible. Prenons maintenant une grosse compagnie occidentale (disons même qu’elle est française, pour nous sensibiliser davantage à l’histoire) dont le boulot est d’exploiter du gaz. Postulons maintenant que ladite compagnie travaille préférentiellement dans les pays riches en hydrocarbures plutôt que dans ceux qui sont riches en démocratie. C’est ballot mais les deux cartes n’ont pas vraiment tendance à coïncider. Qu’est-ce qui se produit ? Je vous le donne en mille : la vilaine junte et la grosse compagnie s’associent pour faire fructifier leurs intérêts communs. Comme la vilaine junte ne se débrouille pas très bien en affaires (l’économie militaire est à l’économie ce que la musique militaire est à la musique), la compagnie négocie un contrat vraiment très joli. C’est un peu dommage pour la population du pays parce qu’elle bénéficiera moins de l’exploitation qu’elle aurait pu, mais comme de toute façon, on prend pour acquis qu’une vilaine junte est une vilaine junte, on postule, sans jamais se donner la peine de le vérifier, qu’elle utilise tout ce qu’on lui verse pour son seul profit.

La grosse compagnie s’installe et il lui faut un coup de main pour poser ses tuyaux. Les militaires du cru, comme ils le font tout le temps lorsqu’ils ont une bonne idée de terrassement, mobilisent la population pour faire le boulot. On ne lui demande pas à proprement parler son avis, à la population, mais comme de toute façon on ne le lui demande jamais… Il se trouve pourtant en Occident des gens très engagés pour s’émouvoir de tout ça. Ça n’empêche pas la compagnie de commencer à pomper et la vilaine junte de s’en réjouir à hauteur des dividendes qu’elle perçoit.

Reprenons notre histoire dix ans plus tard. Les romanciers partagent avec les chercheurs un penchant pour ce type d’ellipse. La grosse compagnie doit maintenant faire face à la concurrence de tout un tas de concurrentes auxquelles elle a ouvert la voie. C’est la foire d’empoigne sur les nouvelles concessions. Mais elle tient ferme les siennes. Satisfaite de son affaire qui, au total, vaut bien le PNB d’une île du Pacifique, elle a même décidé qu’elle ne devait pas être égoïste. Elle a ses œuvres. Elle distribue bon an mal an un million de dollars de gentillesse pour la santé, l’éducation et le bien manger des populations riveraines de ses installations, mais aussi des autres. Elle paye bien ses employés. Elle les forme. Elle les choie. Elle les promeut. Ce dévouement participe peut-être d’une politique de communication, allez savoir, mais il est incontestable. Pour autant il est toujours en Occident des esprits grincheux qui veulent lui faire plier bagage. Vous en êtes même peut-être. Mais que doit donc faire la grande compagnie ? Partir ? Répondez en votre âme et conscience, comme si vous étiez maître de tous les destins (c’est assez grisant de temps en temps) et consultez dans la foulée les résultats de notre grand test :

1 – Vous avez répondu qu’elle devait partir : bravo ! Vous avez gagné le prix des droits de l’homme. La vile compagnie va immédiatement vendre ses avoirs à une collègue asiatique (elles n’attendent que ça) réalisant au passage une très confortable plus-value. Finie la politique modèle de gestion des ressources humaines. Envolés les centaines de milliers de dollars annuels pour les riverains ; oubliée la lutte contre le sida et la cécité. Les compagnies pétrolières de la région n’ont pas besoin de tout ça pour se sentir à l’aise dans leur activité. Bref : vous provoquez le malheur de beaucoup au nom de valeurs morales qui ne vous coûtent rien ; le tout pour un résultat nul.

2 – Vous avez répondu que la grande compagnie devait rester. Bravo ! Vous avez gagné le prix de l’éthique sociale et du pragmatisme. Vous avez prouvé du même coup qu’on pouvait rafler la mise en faisant oublier ses vilenies initiales par des avantages comparatifs hors de proportion avec les profits dégagés. Bref : vous avez démontré que le crime paye.

3 – Vous avez refusé de vous prononcer. Bravo, c’était à la fois lâche et malin, mais ça ne vous empêche pas d’utiliser plein d’hydrocarbures avec votre mode de vie prédateur. Vous rendez ainsi les agissements de la grosse compagnie, et de toutes ses collègues, indispensables.

Merci d’avoir joué avec nous.

Et moi, dans tout ça. Eh bien moi, j’aime bien les belles histoires inextricables. C’est vraiment bien d’être romancier. Avec des scénarios de fiction pareils, vous reconnaîtrez que ça serait bête de s’intéresser à la réalité.

Stéphane Dovert, le 21 septembre 2009


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chronique de Luis Sepúlveda


Vies de chiens

Les deux histoires suivantes, rigoureusement vraies, concernent des chiens particuliers, des chiens originaux, sans race définie, des chiens débrouillards qui dorment n’importe où et sont des monuments de petite liberté sur quatre pattes.
La première parle d’une chienne qui a fait les gros titres des journaux espagnols. Pendant onze ans, la fourrière, la société protectrice des animaux, la garde civile, la police autonome du pays basque et plusieurs douzaines de volontaires de San Sébastian tentèrent sans succès d’attraper cette chienne marron, aux longues oreilles et au regard triste qui trainait dans la station balnéaire de La Concha, le quartier des tapas et le marché de cette belle ville basque. Elle n’avait pas de nom mais on l’appelait La Negra. Elle n’était ni grosse ni maigre, n’aboyait pas après les passants et avait l’habitude de s’asseoir à la porte des bars ou aux terrasses des cafés en espérant qu’on lui jette un reste de jambon, une gamba méprisée et, avec un peu de chance, un morceau de viande.
Elle ne mendiait pas et ne jetait pas des regards affamés. Elle attendait tout simplement et remerciait les gens de leur générosité en agitant légèrement la queue. Un jour, quelqu’un dit qu’elle montrait certaines caractéristiques de la race labrador et, pendant onze ans, La Negra s’est amusée à courir près des cyclistes quand le Tour d’Espagne passait par le pays basque ou à marcher au premier rang des manifestations contre la violence criminelle de l’E.T.A.
En certaines occasions ceux qui avaient l’intention de l’attraper pour l’emmener en lieu sûr faillirent y parvenir mais La Negra échappait à leurs lassos et à leurs filets et, une fois à l’abri, elle aboyait, heureuse d’être en liberté vagabonde et libre.
La vie des chiens est courte, ils vieillissent d’un coup, deviennent lents, maladroits, perdent leur flair et leur vue. C’est ce qui se passa pour La Negra et un après-midi d’août, elle ne put échapper au filet lancé par les employés municipaux mais sa capture eut lieu devant des témoins et ceux-ci se mirent à appeler la mairie pour savoir ce qui était arrivé à La Negra. Devant une telle insistance, on l’emmena le lendemain dans un refuge de la SPA. Jamais une chienne ne fit l’objet d’autant de demandes d’adoption, tous les habitants de San Sébastian semblaient vouloir la prendre en charge, et la conséquence d’une telle popularité fut que sa captivité ne dura pas plus de deux jours. Débarrassé de ses parasites, lavée et joyeuse elle fut remise à une famille qui refusa de changer ses habitudes et La Negra continue aujourd’hui à se promener sur La Concha, trotte à côté des cyclistes, amuse les touristes et arbore autour de son cou la sécurité d’un collier qui fait d’elle une chienne avec un domicile connu.
L’autre animal, un petit chien appelé Chiquito n’a pas eu autant de chance. Il y a sept ans alors qu’il déambulait dans le centre de Santa Fe, en Argentine, il eut la mauvaise idée de mettre son nez dans un sac en plastique qui avait un propriétaire, un type irascible qui, après avoir acheté quelques kilos de viande pour un barbecue, s’était arrêté à la terrasse d’un café pour boire quelques bières en laissant le sac en plastique par terre. Chiquito ne vola pas la viande, ne la goûta pas, il se contenta de la flairer mais cela suffit pour que le type lui balance deux coups de pied. Chiquito se défendit et, même s’il ne parvint pas à le mordre, lui déchira le pantalon.
Chiquito fut capturé par la police et l’énergumène au pantalon déchiré exigea qu’on le tue. Les policiers de Santa Fe refusèrent de l’abattre alors le type porta l’affaire devant la justice.
Un procès eut lieu. Chiquito fut déclaré coupable d’avoir blessé légèrement le misérable qui l’avait agressé et passa six ans en prison dans un commissariat. Tout récemment la page « Liberté pour Chiquito » de Facebook affichait des milliers de signatures demandant sa liberté ou un procès équitable.
Chiquito est mort en prison, à dix huit ans. Les policiers qui s’occupaient de lui assuraient que, jusqu’au dernier jour, il regardait la rue et soupirait avec la tristesse pleine de dignité de ce qui savent perdre.
J’ai deux bergers allemands, Zarko et Laika. Assis parfois avec eux dans le jardin, je leur raconte des histoires. Celle de La Negra leur a plu mais je ne sais pas si je leur raconterai un jour celle de Chiquito.



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