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chronique de Luis Sepulveda dans La Montagne

Attaque à main bénite

Il existe plusieurs sortes de hold-up, parfois les voleurs portent des cagoules, en d’autres occasions ils agissent à visage découvert et depuis des bureaux très chics de Wall Street, mais la manière la plus commune consiste à se munir d’une arme à feu, d’un couteau ou de tout autre instrument d’intimidation. Cette façon de procéder est communément appelée “attaque à main armée”.
L’attaque à main bénite est une façon de voler beaucoup plus sophistiquée et requiert une collaboration institutionnelle, directe ou indirecte. Il y a quelques jours, j’ai été victime de ce genre d’attaque, et moi, un mètre quatre-vingts, pas loin de cent kilos et ceinture noire de karaté, je n’ai pas opposé la moindre résistance, je le reconnais avec amertume, et je lèche encore les blessures causées par cette humiliation.
J’étais à Cartagena de las Indias, une belle cité colombienne des Caraïbes, belle pour les touristes blancs et les Colombiens blancs de familles aussi blanches que singulières, incapables de voir la ceinture de misère qui entoure cette ville déclarée par l’UNESCO, de manière absurde, patrimoine de l’humanité. D’une humanité sans noirs, bien sûr.
La mauvaise humeur prédispose aux catastrophes, dit-on, et il est possible que la mienne, massacrante ce jour-là même si elle était pleinement justifiée, ait quelque chose à voir avec l’attaque à main bénite : tout Cartagena courait derrière l’infante Elena, la fille des rois d’Espagne, en visite dans la ville. Je déclare solennellement ne pas avoir la moindre animosité envers cette jeune fille dont les mérites intellectuels sont : a) sa très haute taille, b) sa très haute taille et c) sa très haute taille. En tant que Latino-Américain, je suis fils de la révolution française, et tout ce qui sent la monarchie – les privilèges basés sur de vieilles légendes – me rend d’humeur maussade car je suis furieusement républicain.
Pour pallier les effets de cette irritation, je suis entré dans un marché de produits artisanaux dans la seule intention d’acheter un hamac. L’endroit était presque vide : tout le monde courait derrière l’infante et il ne m’a pas été difficile de trouver le hamac désiré. Il était d’un rouge intense, tissé par les meilleurs artisans de La Guajira et, après avoir marchandé avec la vendeuse, j’ai découvert que je n’avais pas assez d’argent sur moi. J’ai donc demandé où se trouvait le distributeur le plus proche et je suis parti dans sa direction sous un soleil d’enfer et une humidité qui collait à la peau.
Le distributeur m’a paru discret, sans logo ni signe distinctif d’une banque quelconque et j’ai dû trouver cette discrétion agréable au milieu de l’exubérance caribéenne. J’ai glissé ma carte de crédit, attendu de voir apparaître les premières instructions sur l’écran, choisi l’espagnol comme langue de transaction, tapé mon code, cette identité si démocratique qu’elle fait de moi l’égal de Bill Gates, puis j’ai indiqué que je souhaitais retirer de l’argent de mon compte courant, une somme de quatre cent mille pesos colombiens, soit environ cent cinquante euros, et appuyé pour finir sur la touche “validation”.
Normalement, quand on a tapé sur la touche verte, la machine crache les billets, le reçu, et vous rend votre carte, mais, dans ce cas, j’ai vu apparaître sur l’écran : “Souhaitez-vous donner à la Sainte Église catholique a) 1000 pesos, b) 5000 pesos, c) 10 000 pesos et d) 0 (zéro) peso.” Oui, je suis fils de la révolution française, je crois à la séparation drastique entre l’Église et l’État, à la société laïque, à la libre-pensée, j’ai donc choisi l’option “zéro peso pour l’Église”. Alors, le distributeur a craché une liasse de billets ; il y en avait pour trois cent mille pesos, je les ai comptés, puis ma carte de crédit et enfin un reçu de quatre cent mille pesos. A ce moment-là, j’ai compris qu’on m’avait attaqué à main bénite car un nouveau message est apparu sur l’écran : “La Sainte Église catholique vous remercie pour votre don de cent mille pesos et priera pour le salut de votre âme.”
La première fois qu’on m’a attaqué à main armée c’était à New York, dans le Bronx. Une bande du Latin Power m’a ôté jusqu’à l’envie de retourner aux États-Unis. La deuxième, c’était à São Paulo où j’ai été victime d’un groupe d’écoliers ; le plus vieux n’avait pas douze ans et, parmi les vingt autres bambins, certains avaient encore des dents de lait. J’ai éprouvé de la rage, de la colère et de l’humiliation, mais j’ai vite oublié car la possibilité d’être attaqué à main armée fait partie de la vie ou de la maudite loi de Murphy. Mais quand on est attaqué à main bénite, volé par la Sainte Église, on est d’abord perplexe et puis ensuite on a la triste impression d’être un parfait imbécile.
J’ai râlé, insulté le distributeur automatique, proclamé à haute voix mon athéisme avant de battre finalement en retraite avec la pire sensation de défaite de ma vie.
Il ne me reste plus que la vengeance des justes car je vais me faire payer ces cent mille pesos colombiens (à peu près trente euros), et par le Vatican. Que Ratzinger le sache : tout objet d’une valeur d’environ trente euros appartenant à l’Église est à moi parce que je suis également fils du Comte de Monte-Cristo et ma devise est : Ni oubli ni pardon.
(traduit par Bertille Hausberg)

1 commentaire:

edwood a dit…

Délectable ce récit, j'en redemande.