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chronique de Luis Sepúlveda


Vies de chiens

Les deux histoires suivantes, rigoureusement vraies, concernent des chiens particuliers, des chiens originaux, sans race définie, des chiens débrouillards qui dorment n’importe où et sont des monuments de petite liberté sur quatre pattes.
La première parle d’une chienne qui a fait les gros titres des journaux espagnols. Pendant onze ans, la fourrière, la société protectrice des animaux, la garde civile, la police autonome du pays basque et plusieurs douzaines de volontaires de San Sébastian tentèrent sans succès d’attraper cette chienne marron, aux longues oreilles et au regard triste qui trainait dans la station balnéaire de La Concha, le quartier des tapas et le marché de cette belle ville basque. Elle n’avait pas de nom mais on l’appelait La Negra. Elle n’était ni grosse ni maigre, n’aboyait pas après les passants et avait l’habitude de s’asseoir à la porte des bars ou aux terrasses des cafés en espérant qu’on lui jette un reste de jambon, une gamba méprisée et, avec un peu de chance, un morceau de viande.
Elle ne mendiait pas et ne jetait pas des regards affamés. Elle attendait tout simplement et remerciait les gens de leur générosité en agitant légèrement la queue. Un jour, quelqu’un dit qu’elle montrait certaines caractéristiques de la race labrador et, pendant onze ans, La Negra s’est amusée à courir près des cyclistes quand le Tour d’Espagne passait par le pays basque ou à marcher au premier rang des manifestations contre la violence criminelle de l’E.T.A.
En certaines occasions ceux qui avaient l’intention de l’attraper pour l’emmener en lieu sûr faillirent y parvenir mais La Negra échappait à leurs lassos et à leurs filets et, une fois à l’abri, elle aboyait, heureuse d’être en liberté vagabonde et libre.
La vie des chiens est courte, ils vieillissent d’un coup, deviennent lents, maladroits, perdent leur flair et leur vue. C’est ce qui se passa pour La Negra et un après-midi d’août, elle ne put échapper au filet lancé par les employés municipaux mais sa capture eut lieu devant des témoins et ceux-ci se mirent à appeler la mairie pour savoir ce qui était arrivé à La Negra. Devant une telle insistance, on l’emmena le lendemain dans un refuge de la SPA. Jamais une chienne ne fit l’objet d’autant de demandes d’adoption, tous les habitants de San Sébastian semblaient vouloir la prendre en charge, et la conséquence d’une telle popularité fut que sa captivité ne dura pas plus de deux jours. Débarrassé de ses parasites, lavée et joyeuse elle fut remise à une famille qui refusa de changer ses habitudes et La Negra continue aujourd’hui à se promener sur La Concha, trotte à côté des cyclistes, amuse les touristes et arbore autour de son cou la sécurité d’un collier qui fait d’elle une chienne avec un domicile connu.
L’autre animal, un petit chien appelé Chiquito n’a pas eu autant de chance. Il y a sept ans alors qu’il déambulait dans le centre de Santa Fe, en Argentine, il eut la mauvaise idée de mettre son nez dans un sac en plastique qui avait un propriétaire, un type irascible qui, après avoir acheté quelques kilos de viande pour un barbecue, s’était arrêté à la terrasse d’un café pour boire quelques bières en laissant le sac en plastique par terre. Chiquito ne vola pas la viande, ne la goûta pas, il se contenta de la flairer mais cela suffit pour que le type lui balance deux coups de pied. Chiquito se défendit et, même s’il ne parvint pas à le mordre, lui déchira le pantalon.
Chiquito fut capturé par la police et l’énergumène au pantalon déchiré exigea qu’on le tue. Les policiers de Santa Fe refusèrent de l’abattre alors le type porta l’affaire devant la justice.
Un procès eut lieu. Chiquito fut déclaré coupable d’avoir blessé légèrement le misérable qui l’avait agressé et passa six ans en prison dans un commissariat. Tout récemment la page « Liberté pour Chiquito » de Facebook affichait des milliers de signatures demandant sa liberté ou un procès équitable.
Chiquito est mort en prison, à dix huit ans. Les policiers qui s’occupaient de lui assuraient que, jusqu’au dernier jour, il regardait la rue et soupirait avec la tristesse pleine de dignité de ce qui savent perdre.
J’ai deux bergers allemands, Zarko et Laika. Assis parfois avec eux dans le jardin, je leur raconte des histoires. Celle de La Negra leur a plu mais je ne sais pas si je leur raconterai un jour celle de Chiquito.


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