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Chronique de Luis Sepúlveda dans La Montagne


La malédiction de Somoza

Quelquefois, il se passe des choses qui ne me laissent pas dormir, elles me dérangent à n’importe quelle heure, m’empêchent de prêter attention à la conversation de mes amis et, quand cela arrive, il me faut m’asseoir et mettre de l’ordre, peu importe où et à quelle heure.
J’ai subi ma dernière attaque de ce genre à La Guajira, dans un lieu infernal de la Caraïbe colombienne du nom de Ríohacha un coin où on a du mal à arriver et où, une fois sur place, on découvre un monde sans autre loi que celle dictée par la nécessité de survivre.
Mes hôtes parlaient d’une criminalité effroyable, d’un commerce basé sur la contrebande de produits vénézuéliens et, pour seul attrait touristique, m’ont montré les centaines de taches noires qui parsemaient la route. Taches laissées par les centaines de voitures qui, une fois débarrassées de leurs sièges arrières, sont utilisées pour amener en fraude de l’essence du Venezuela. Quelquefois elles brulent à cause d’un fumeur irresponsable, d’un simple cahot du chemin ou encore après une rafale tirée depuis le véhicule d’un concurrent. Et les chauffeurs grillent jusqu’à ce que quelqu’un se risque à recueillir leurs restes en grattant l’asphalte avec une pelle.
Précisons qu’il n’existe pas une seule station service légale à Ríohacha et que la plupart des véhicules en circulation portent des plaques d’immatriculation bicolores et criardes. Ces voitures, le plus souvent volées, sont amenées en contrebande du Venezuela et, pour essayer de les contrôler, les autorités colombiennes leur délivrent des plaques qui leur permettent de circuler exclusivement sous le soleil torride de La Guajira.
Tout cela est normal dans un territoire sans loi, trop éloigné de l’élégante Bogota et fait partie de l’ensemble du paysage d’une Caraïbe condamnée à l’immobilisme. Soudain mes hôtes ont décidé de me montrer une autre réalité et m’ont conduit jusqu’à Cerrajón, la mine de charbon à ciel ouvert la plus grande du monde, « L’Enclave », comme on l’appelle ici.
Le chemin s’améliore considérablement au fil des kilomètres, un chemin privé, bien sûr, et au bout de deux heures de route L’Enclave apparaît comme une ville radieuse peuplée de quakers, de mormons, de témoins de Jehova ou de toute autre groupe d’hommes bons, chastes et saints au plus haut point. A L’Enclave, la criminalité n’existe pas, la paix sociale règne, les maisons genre Salt Lake sont équipées d’air conditionné, de moustiquaires, il y a des piscines, des terrains de sport, des gymnases, des supermarchés, des écoles accueillantes.
Pendant notre visite, on me raconte qu’avant de commencer à exploiter un filon, des mains compatissantes débarrassent l’endroit de tous les animaux, y compris les crocodiles et les serpents, d’autres enlèvent le tapis végétal et, plus tard, les arbres et les plantes. Tout cela est transporté dans un centre de protection écologique et, l’extraction du charbon une fois terminée, on ramène le tout, animaux, arbres et plantes, depuis cette arche de Noé temporaire jusqu’à son lieu d’origine. Ni vu ni connu, l’exploitation minière n’a pas entraîné le moindre dommage. Pas de grèves à L’Enclave, les mineurs sont heureux, me dit-on, mais il est absolument interdit de s’entretenir avec eux. Tout le monde s’aime à L’Enclave.
J’ai eu l’idée de demander à qui appartenait ces terres riches en charbon, principalement destiné à l’Europe. Ma question a provoqué un silence embarrassé puis quelqu’un a murmuré : je ne sais pas mais les indiens Waayú posent parfois des problèmes sous prétexte que ces terres leur appartenaient avant l’arrivée des conquistadors. Ce sont en tous cas des problèmes sans importance.
J’ai quitté L’Enclave en me demandant pourquoi on ne confiait pas à cette entreprise modèle toute l’administration de la Colombie et pourquoi pas aussi tout le continent pour en faire une énorme enclave heureuse et éternellement souriante et cette question m’a poussé à m’asseoir sur la Place d’Armes de Linares, dix mille kilomètres plus bas, dans le Sud du monde.
J’étais plongé dans mes réflexions quand un passant, intéressé par mon silence, m’a demandé si je me trouvais là à cause de Somoza. Ne sachant pas de quoi diable il me parlait, je l’ai prié d’être plus clair et il m’a raconté ce qui suit :
- Il y avait ici un évêque, Somoza, auquel aucune femme ne pouvait échapper. Célibataires, mariées, veuves, grosses ou maigres, elles finissaient toutes dans la couche épiscopale et ces délicieux exercices spirituels mettaient les hommes au comble de la fureur. Le Vatican est intervenu et monseigneur Somoza a été envoyé dans une mission, en Afrique ou en Chine, allez donc savoir. Avant de partir, il s’est planté au milieu de cette même place et a maudit tous les hommes de Linares, ses cocus et ses ingrats. Pour finir, il a prophétisé que les quatre coins de la place prendraient feu et qu’alors on penserait à lui avec terreur. Et c’est ce qui s’est passé : d’abord c’est le coin du centre social qui a flambé et on a été privé du meilleur endroit où manger, puis le coin du cinéma et adieu les films de Greta Garbo, ensuite celui de la cathédrale, au milieu des soupirs des bigotes qui regardaient les flammes en pensant à l’évêque et, finalement, le coin du palais de justice, juste avant un procès très important qui devait se terminer par l’adjudication des terres à une entreprise minière. Tout à brulé, pas un document n’y a échappé et l’entreprise a abandonné l’idée de s’installer dans la région.
Je ne sais pas pourquoi je lui ai demandé si cette entreprise se consacrait à l’exploitation du charbon.
- Oui, m’a répondu l’homme, elle possède des mines importantes en Colombie.
A ce moment-là tout s’est remis en place, la vie et les idées concordaient de nouveau ; Dieu n’existe pas mais il y a des évêques qui nous donnent un coup de pouce.
Traduit par Bertille Hausberg

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