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Textes inédits issus du catalogue 30 ans



L'équipe des lecteurs
Elsa Osorio



J’ai eu la chance – parfois la malchance – d’avoir des éditeurs de toutes sortes. Depuis le premier, Losada, un grand éditeur, qui publia en Argentine pendant un quart de siècle les œuvres que l’ignorance du franquisme interdisait, jusqu’à un baratineur qui lança une proposition éditoriale novatrice, récolta la crème du panorama local et du jour au lendemain s’enfuit du pays, droits d’auteur en poche. Ensuite il n’y veut qu’un pas vers l’énorme groupe éditorial qui avait des filiales dans différents pays. Je vivais à cette époque en Argentine, aussi je priais pour que l’éditeur soit solide, qu’il ne disparaisse pas. Ce que je ne savais pas, c’est que dans les filiales latino-américaines des grands groupes, c’est l’auteur qui disparaît, condamné, dans le meilleur des cas, à ne jamais sortir de son pays, et dans le pire, à être jugé par des myopes idéologico-littéraires qui écartent son œuvre si elle ne répond pas aux exigences attendues.
Mais j’ai appris. Pas à l’issue de grandes réflexions : par hasard. Je vivais en Espagne lorsque j’ai décidé que l’unique condition que devait remplir mon éditeur était : ne pas être argentin, ne pas avoir le moindre lien commercial, intellectuel ou affectif avec ce que j’appelais « ce pays ». Il en fut ainsi, ce roman si douloureusement argentin qu’est Luz ou le temps sauvage fut publié par une petite maison de Barcelone, qui faisait de très jolis livres et n’avait pas de filiale en Amérique latine.



On pourrait croire que le récit s’achemine vers l’une de ces merveilleuses histoires de rencontre entre un auteur et un éditeur visionnaire et enthousiaste digne du livre de Siegfried Unseld, L’Auteur et son éditeur. Eh bien non, rien à voir. Je n’ai jamais su pourquoi ils avaient choisi mon livre : un lecteur qui avait quitté la maison, un conflit à propos de deux livres qui se résout sur un troisième, justement le mien, un hasardeux concours de circonstances, qui sait. Ce qui est certain, c’est que la directrice de la maison préférait de loin le roman d’un autre auteur qui était sorti le même mois et qu’elle ne cachait pas son dépit devant les réactions disproportionnées et généreuses de la critique et des lecteurs à l’égard de mon livre.
Pourtant, c’est dans cette curieuse maison d’édition de Barcelone que se trouvait la porte entrouverte qu’ont franchie différents éditeurs de divers pays. Je fus la première surprise. Comment une histoire aussi argentine pouvait-elle intéresser un Finlandais, un Turc, alors qu’elle n’avait intéressé aucun éditeur argentin ? J’ai été émue que tant de personnes qui ne me connaissaient pas parient sur mon roman, alors que ceux qui me connaissaient, y compris ceux qui m’avaient éditée, voulaient que je l’oublie. Je suis très reconnaissante à tous ces éditeurs. Ils sont nombreux et différents. Plusieurs sont toujours mes éditeurs. Je n’ai jamais fait la connaissance de certains (et par superstition je préfère ne pas les connaître : mes livres marchent bien dans leurs pays et si j’y vais et que je dis une bêtise, je change mon image et je perds mes lecteurs) ; avec d’autres j’ai eu peu d’échanges mais essentiels pour me mettre sur le chemin d’un livre (le projet de mon nouveau livre est à mettre sur le compte de Luigi Brioschi, de Guanda) ; avec certains éditeurs j’ai établi des liens fondamentaux.
C’est par cette porte qu’est entrée Michi Strausfeld, l’éditrice de Suhrkamp. La connaître, apprendre avec elle, a marqué une étape de ma vie professionnelle. Un an et demi après je déjeunais à Francfort avec Siegfried Unseld lui-même, le grand éditeur. La conversation a été aussi émouvante que difficile, du moins au début, car mon anglais est affreux. Après les salutations préliminaires où je peux faire illusion, Siegfried a déclaré qu’il était heureux et fier de me connaître, et que je sois un auteur de sa maison. J’ai répété la phrase avec à la fin un pathétique too, du genre I’m happy too, I’m fière too. Un rôle lamentable pour celle qui faisait partie de ce catalogue que Siegfried déployait avec orgueil sous mes yeux gourmands, celui de l’Amérique latine dirigé par Michi Strausfeld, qui semblait être la réplique de ma bibliothèque puisque ses auteurs étaient aussi mes auteurs préférés. Le catalogue a dû me donner du courage, parce que j’ai parfaitement compris les paroles sages de Unseld – qui sont toujours présentes en moi – et pour me détendre, pour l’écouter avec des sous-titres, je lui ai demandé de me raconter l’histoire, que je connaissais bien pour l’avoir lue dans son livre, de Peter Suhrkamp et Herman Hesse. Ensuite, sur le stand de la Foire de Francfort j’allais voir Adorno, Beckett, Rilke, Brecht, Kafka. C’était un catalogue de rêve et c’était en même temps être chez soi. Un autre catalogue allait devenir important dans ma vie, celui des Éditions Métailié. Car en faire partie, surtout du « nôtre », celui de la Bibliothèque hispanoaméricaine, c’est très spécial, je pourrais dire de façon pompeuse que c’est un honneur, mais je préfère écrire : c’est une chance. Une chance méritée évidemment.
Parce que nous sommes de bons lecteurs. Une chance parce que nous sommes vivants, nous nous lisons, nous voyons dans des rencontres d’écrivains à travers le monde, ou dans quelque ville où nous nous retrouvons, nous mangeons ensemble, nous parlons, nous racontons des histoires vraies ou inventées, nous rions, nous disons du mal des éditeurs, des agents, des attachés de presse, nous échangeons des mails, nous partageons lectures et enthousiasmes, nous nous recommandons des auteurs, des livres, des informations, nous nous réjouissons quand l’un de nous termine un livre, nous attendons de le lire avec impatience et, s’il nous plaît, nous le recommandons partout et, si nous ne connaissons pas un auteur parce qu’il est nouveau et que nous ne nous sommes jamais rencontrés nulle part, nous le lisons immédiatement et nous sommes dans de bonnes dispositions à son égard, nous sommes presque sûrs qu’il va nous être sympathique (l’incroyable, c’est que ça arrive). C’est – nous sommes – une équipe, un club. « Nous en sommes », comme disait le slogan d’une carte de crédit. Comme il y a des supporters du Barça, de River, de l’Olympique de Marseille, nous, nous sommes de Métailié. Daniel Mordzinski – l’un de ses membres les plus remarquables –, qui a photographié tout un groupe d’écrivains avec des maillots de foot sur le stade de Gijón, l’a dit avant moi. Évidemment pour constituer cette équipe il a fallu une lecture, celle de l’éditrice.
J’ai fait sa connaissance à Madrid, un peu avant qu’elle ne publie mon roman. De ce premier contact je me souviens de la belle lumière que crée la coupole du Palace à la fin de l’après-midi et de la joie pudique que j’ai ressentie en apprenant qu’elle avait publié non seulement le génial nouvelliste uruguayen Horacio Quiroga, mais aussi l’extraordinaire poète brésilien Drummond de Andrade, dont les vers ont accompagné ma jeunesse. Je me suis dit : elle lit et lit bien, et cela a fait naître une complicité immédiate. Une complicité qui a grandi au fur et à mesure que nous nous sommes mieux connues.
Neuf ans ont passé avec des rencontres, présentations, salons, conversations en grand nombre et le lien de la lecture est toujours vivant et de nouveaux bourgeons reverdissent. Je connais des éditeurs qui n’aiment pas la lecture, qui ne lisent pas, il en est même qui détestent les livres, je n’exagère pas. Il est évident qu’un éditeur doit être plus qu’un bon lecteur, il doit conjuguer la lecture avec des aptitudes de gestionnaire sur lesquelles je n’ai pas d’avis parce que ce n’est pas mon truc, mais je peux affirmer que pour un auteur il est important d’avoir un éditeur qui lit, qui lit le plus qu’il peut, qui trouve le temps, le désir et l’enthousiasme pour continuer à lire. Et tant mieux si son côté pratique, gestionnaire, sa vision du marché, quelle que soit la façon dont on l’appelle, ne déforme pas son jugement, et encore moins son plaisir de lecteur. Ma bibliothèque s’est enrichie ces dernières années des versions en espagnol du catalogue français de Métailié. Plus qu’une simple coïncidence, une affinité de lecture, c’est la reconnaissance du lecteur pour l’excellence d’un professionnel de l’édition, un éditeur-lecteur.
Lorsque j’essaye de m’expliquer cette entente, cette harmonie, ce désir bienveillant qui circule entre les membres de cette « équipe », exceptionnelle dans un monde de vautours, je pense que le fil qui tisse cette trame subtile entre les auteurs de la maison Métailié, c’est la lecture. Tous les auteurs que j’ai connus là, de même que l’éditrice, cultivent comme moi le plaisir de la lecture. D’où la chance de « l’équipe ». Merci, Anne Marie, et bon anniversaire.”








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Textes inédits issus du catalogue 30 ans


Raphaëlle Rérolle
Critique littéraire au Monde



“Certains souvenirs sont fragiles comme du verre, d’autres ont le cuir épais – tout le monde sait cela. Et même si leur degré de résistance au temps semble parfois n’obéir à aucune logique, il n’en est évidemment rien. À bien y réfléchir, ces événements plus ou moins isolés, qui flottent à la surface d’un océan de choses oubliées, sont presque toujours des balises importantes. Ainsi en va-t-il de mon tout pre­mier souvenir d’AMM, qui émerge avec une netteté saisissante.
Depuis que je suis journaliste, j’ai sillonné régu­lièrement les allées du Salon du livre de Paris, la plupart du temps sans plaisir – donc sans que l’événement laisse beaucoup de traces. Les années passant, ces manifestations se sont peu à peu fondues en un grand moutonnement de figures obligées dont rien ne m’est resté, sauf pour deux d’entre elles. Dans les deux cas, le salon a été associé à une personne, à une rencontre, la première en date étant celle d’Anne Marie.


C’était en 1986, peut-être 1987. Je l’avais déjà aper­çue dans des circonstances dont je n’ai pas gardé la mémoire, mais c’est là, dans les allées surpeuplées du Grand Palais, un soir d’inauguration, que je la “vois” pour la première fois. Pas seulement parce qu’elle était très belle et un peu ironique, mais parce qu’elle était, discrètement, ailleurs. Même pour quelqu’un d’assez inexpérimenté, comme je devais l’être à l’époque, il n’était pas difficile de remarquer une chose aussi fla­grante : cette femme qui semblait si profondément dotée de toutes les compétences et de tous les atouts pour faire partie du milieu, n’avait pas décidé de jouer le jeu. Pas complètement. « Quel ennui », je dérivais au hasard des allées.
« Je voudrais tellement m’en aller. » « Moi aussi », m’avait-elle répondu, avec un sourire qui n’enlevait rien à la vigueur de son désir de fuir. « Moi aussi ! »
Être ailleurs. Ce souhait n’était pas une tocade. Tou­jours elle a gardé au moins un pied en dehors du circuit des jeux de pouvoir et des conflits de micro­cosme. Toujours elle a regardé sur les côtés, fouillant les litté­ratures lointaines, les disciplines trans­verses, les espaces encore inexplorés. Et le tout sans jamais céder sur l’essentiel, qui consistait à trouver de bons livres, à défendre ses auteurs (et avec quelle ferveur, quelle opiniâtreté !), à promouvoir sa concep­tion de la litté­rature. Au fond, dès mes débuts, Anne Marie a mis en évidence un certain rapport à l’authenticité : on peut être un excellent professionnel et ne pas se perdre en conduites coudées, manœuvres latérales, discours à double ou triple fond, qui, tous, au bout du compte, vous font perdre plus d’énergie qu’ils ne vous rap­portent de vrais bénéfices. À sa manière elle était dans ce qui la passionnait – absolument dedans – et en dehors du reste. Ailleurs.”







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Textes inédits issus du catalogue 30 ans


Traversées
Collection dirigée par Pascal Dibie
Un Quadrangle d'Or


Qu’est-ce à dire ? J’ai su, oui je crois que j’ai su très exactement en 1982, lorsque j’ai commencé à travailler aux éditions, ce pour quoi je me trouvais là. Pour y être, il avait fallu que je définisse mon désir afin de le faire passer. Il fallut avant tout qu’il fût provoqué ! En effet, pourquoi faire de l’édition comme ça, tout à coup… non, pas tout à coup, je crois que personne ne peut se lancer dans l’édition sur un coup de coeur, pour une bonne raison que cela a tout d’un coup de tête, d’un engagement réfléchi, longuement mûri, qui vous pousse pour quelque obscure raison de l’autre côté du livre. En vérité, j’aimerais savoir ce qui m’a pris, ce qui m’a fait sauter le pas, passer de simple lecteur à éditeur ? Une idée forte, nécessaire, définitive, une idée qui ne m’a toujours pas quitté : le désir et le besoin de faire partager mes enthousiasmes. Peu enclin à monter une entreprise (l’édition, hélas, c’est aussi et avant tout du commerce), mon cas est, comme beaucoup de « directeurs de collection », lié a une rencontre avec un éditeur. Pour moi ce fut un joli accident. J’avais lu un livre qui m’avait emballé, Nus, féroces et anthropophages, que je chroniquai pour La Quinzaine littéraire où m’avait présenté mon ami Jacques Meunier, lui même peu ou prou éditeur. C’est également lui qui me fit rencontrer AMM, l’éditrice de ce texte de 1587 dont elle n’était de toute évidence pas contemporaine. Nous parlâmes, nous revîmes et elle me proposa de m’ouvrir « sa maison », si j’avais des projets… Et j’en avais !

Flânant beaucoup à l’époque dans le Quadrangle d’Or de l’édition et de la librairie qui allait du boulevard Raspail jusqu’à la Seine et ses bouquinistes, j’étais tombé sur une petite collection que je traquais jusqu’à en épuiser le catalogue : la collection « La joie de connaître » aux Éditions Bourrelier. Des petits livres les plus sérieux du monde mais aussi des plus attrayants tant du côté de la maquette que de ses illustres auteurs, dont la majorité, s’ils ne furent pas mes professeurs à l’université, étaient incontournables. En 126 pages abondamment illustrées, ils nous transmettaient plus que leur savoir, le plaisir et la raison de faire de la recherche. Animé moi-même d’un fort désir de partage, je m’étais dit que si à mon tour je pouvais communiquer ce joyeux savoir anthropologique que mes maîtres avaient distillé devant mes yeux, à savoir une façon simple, fine, exacte, profonde et illustrée (non, pas illustrée, c’est trop cher, hurlaient les commer ciaux !) ce serait formidable. La conjonction se fit. « La joie de connaître » se transmua en « Traversées ». Pour commencer j’apportai Alfred Métraux, André Leroi-Gourhan que j’empruntai à Bourrelier, puis vinrent Rousseau, Haudricourt, Gibbal, une cinquan taine d’auteurs à ce jour qui font exister « ma collection ». Et c’est ainsi que j’ai rejoint le cercle infernal et magique des éditeurs au sein d’une Utopie réalisée produite par quatre folies réunies, cet autre Quadrangle d’Or fait de l’auteur, de l’éditeur, du libraire et du lecteur.”







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Textes inédits issus du catalogue 30 ans


Bibliothèque écossaise
dirigée par Keith Dixon


La Bibliothèque écossaise est née d’un constat, d’une ambition et d’une rencontre. Le constat était qu’à l’aube du XXIe siècle, la littérature écossaise n’existait toujours pas dans l’imaginaire littéraire des Français. Certes, on connaissait quelques-uns des grands noms de cette littérature – Walter Scott, Robert Louis Stevenson, Conan Doyle, par exemple –, mais au mieux ils étaient vaguement attachés à une nébuleuse tradition anglo-saxonne qui cachait plus qu’elle ne faisait voir. L’ambition était donc de faire vivre cette littérature en traduction française, non pas par nationalisme écossais ou par goût pour le kitsch celtique, mais parce qu’elle manquait à la compréhension de la production culturelle d’outre-Manche, parce que la voix écossaise méritait largement sa place dans la polyphonie littéraire britannique entendue à l’étranger.

La rencontre avec AMM a permis de faire ensemble ce constat et de faire éclore cette ambition. Dès 1995 nous nous sommes mis d’accord, le directeur de collection que je suis et AMM, sur une liste de romans écossais modernes et contemporains de pre mier rang jusque-là totalement inconnus du public français. Notre projet était à la fois de constituer une bibliothèque de classiques modernes écrits en Écosse et de suivre la production romanesque contemporaine au fil du temps avec une prédilection pour des textes novateurs sur le plan du contenu et/ou de la forme. Ainsi, les lecteurs français ont pu découvrir la grande trilogie de Lewis Grassic Gibbon, écrite dans les années 30 et marquant un tournant dans l’histoire du roman britannique, ou le roman Young Adam, d’Alexander Trocchi, romancier et aventurier héroïnomane qui a fait scandale dans la Grande-Bretagne du début des années 60. C’est ainsi que des écrivains de Glasgow, comme Alasdair Gray, Louise Welsh ou James Kelman, ont pu se constituer un lectorat français, tout comme – plus récemment – le poète devenu romancier, John Burnside, dont l’univers romanesque est irrigué par une violence sourde.
L’Écosse est un petit pays – à peine plus de cinq millions d’habitants – mais sa littérature est foisonnante, surtout depuis les années 60 où la contestation de l’Union britannique a pris la forme d’un mouvement national et populaire, aboutissant aujourd’hui au statut d’autonomie. Nous avons fait le choix de la diversité, rappelant ainsi que l’identité culturelle de l’Écosse n’a rien de singulier. Nos auteurs écossais sont nés ou résident en Écosse, mais leur provenance culturelle est multiple : notre famille littéraire écossaise est large et inclusive. Suhayl Saadi, auteur de Psychoraag, est d’origine pakistano-afghane et, comme ses personnages, il est au carrefour de plusieurs cultures, de l’Occident et de l’Orient ; Alexander Trocchi est né dans une famille d’Italiens de Glasgow et ses romans apportent une touche de sensualité souvent manquant au roman écossais ; Dominic Cooper, dont les romans explorent les vies rudes de la côte ouest écossaise, entre mer et terre ingrate, est né en Angleterre ; James Meek préfère les terres lointaines, la Russie post-révolutionnaire, par exemple, dans Un acte d’amour, et en ce faisant il s’inscrit dans une autre tradition écossaise, celle de la découverte de l’étrange et de l’étranger, une tradition dont se sont nourris Stevenson et James Hogg avant lui. Mais une fois le texte trouvé, le travail du directeur de collection est loin d’être fini : établir le contact avec l’auteur pour mieux le comprendre et ainsi mieux cerner son œuvre, présenter le texte au futur traducteur et accompagner la traduction, surtout lorsqu’elle bute sur les spécificités de la langue ou de la culture écossaises. Certains auteurs ou certains textes posent de ce point de vue plus de défis que d’autres : trouver le ton juste pour traduire l’invective populaire dans un roman de Kelman, comprendre et traduire l’ironie subtile et les allusions culturelles foisonnantes dans l’œuvre de Gray nécessitent une vraie collaboration entre le traducteur et le passeur qu’est le directeur de collection. Passeur aussi dans le sens où, pour réussir une collection de littérature étrangère, il faut être prêt à passer d’une culture à une autre, à solliciter des collaborations et des soutiens dans le pays d’origine des textes et à susciter de l’intérêt dans le pays d’arrivée.
L’Écosse contemporaine de ce point de vue est un terrain d’expérimentation passionnante et il ne manque pas d’aides et de soutiens à ceux et celles qui participent à la diffusion de sa culture. Mais la France est aussi un grand pays d’accueil de littératures d’ailleurs, ce qui, dans notre cas, a facilité la promotion d’une littérature « émergente ».”






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Textes inédits issus du catalogue 30 ans


Bibliothèque allemande
dirigée par Nicole Bary
Une collection de littérature allemande ?


À l’origine, il y a toujours un coup de coeur, une passion, le désir irrépressible de faire partager un bonheur de lecture, une découverte. Mais il y a ensuite le désir de transmettre un double regard sur la littérature allemande. L’un est lié à l’histoire, l’autre à la langue. La rencontre de l’écriture de fiction et de la mémoire collective et historique est au coeur de la littérature allemande, toutes générations confondues. Pour les raisons historiques que l’on sait, la société allemande s’est construite depuis le milieu du XXe siècle sur une succession de ruptures – ruptures historiques des années 1945, 1949, 1961, 1968, 1989, ruptures est-ouest dans la division, puis la réunification. Plus inséré dans le champ sociopolitique que le roman français, le roman allemand continue à enregistrer les soubresauts des ruptures comme un sismographe. Au début du XXIe siècle, pas plus Christoph Hein que Wolfgang Hilbig, Volker Braun, Angela Krauss, Jochen Jung ou Ruth Schweikert ne s’incrivent dans la démarche que résumait assez bien le propos de Max Frisch, selon lequel les « intellectuels étaient appelés à prêter assistance aux politiques ».

Libérés de la posture élitaire de l’intellectuel déchiffrant le réel pour en trouver le sens, ils appréhendent dans la fiction une réalité humaine et sociétale en pleine transformation depuis vingt ans. Ils explorent les mémoires familiales et les secrets de famille jalousement gardés, revisitent deux pays disparus depuis 1990 qu’ils n’ont parfois même pas connus et qui ne survivent que dans leur imaginaire. Le second regard s’accroche à l’ambiguïté du mot allemand quand il se rapporte à la littérature : la littéra ture allemande, est-ce celle qui s’écrit et s’inscrit à l’intérieur de l’Allemagne ? Ou l’ensemble plus vaste que forme la littérature de langue allemande auquel appartiennent, outre les écrivains allemands, les autrichiens, les suisses, les roumains du Banat et de Transylvanie ainsi que tous ceux qui ont quitté leur pays et leur langue maternelle pour l’allemand, tous ceux qui, à la croisée de plusieurs cultures et de plusieurs langues, ont choisi l’allemand comme langue d’écriture. Cette diversité, qui n’est pas issue d’une relation colonialiste ou post-colonialiste, induit une fascinante relation à la langue. Elle introduit dans l’écriture distance et étrangeté comme le notait, en son temps, Elias Canetti qui n’apprit l’allemand qu’à l’âge de huit ans : « Je ne suis qu’un hôte dans la langue allemande. L’allemand est une langue qui s’est implantée en moi tardivement, douloureusement. C’est pour cette raison qu’elle est devenue la langue de ma prose littéraire, parce qu’elle est toujours restée pour moi entourée d’une aura d’étrangeté qui charge les mots d’une passion tout à fait particulière. »
À l’époque des retours identitaires, des déracinements, de l’effacement des frontières et du métissage des cultures et des langues, à l’époque de la cyberculture, les écrivains sont d’une grande mobilité qui n’est plus nécessairement vécue comme un exil, ni comme une émigration politique, sociale, économique, mais comme un déplacement fait d’allées et venues, d’allers et de retours, de « diasporisations » transversales et plurielles. C’est dans cette optique que la Bibliothèque allemande publie Saïd, Herta Müller, Sherko Fatah et Galsan Tschinag. Passeurs et passeuses de frontières, leur écriture est habitée par les langues de leur enfance, par leurs rythmes, leurs métaphores et leurs images. Elle distord et enrichit la langue qui la reçoit. Sans doute l’allemand, du fait de sa capacité structurelle à la construction et à la déconstruction, saitil accueillir leur parole dans son étrangeté, leur « être entre-deux-mondes » (Ette) qui fait leur originalité. Ces regards privilégiés sur le champ littéraire allemand n’excluent pas d’autres choix à venir. De nouveaux auteurs rejoindront les « anciens ». Ils ouvriront la voie vers de nouveaux horizons.”





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Textes inédits issus du catalogue 30 ans


Bibliothèque portugaise
dirigée par Pierre Léglise-Costa
Une littérature et un imaginaire différents



“Ce fut d’abord un double choc : celui d’un texte et celui d’une affinité. Le texte était un monologue fulgurant sur la guerre coloniale, la dictature, la solitude d’un homme. L’affinité venait de la découverte qu’une femme, belle au demeurant, ayant, au premier abord, peu à voir avec moi, avait en fait tout pour que je m’entende avec elle, peut-être même parfois, au-delà des mots, entre le goût de la séduction et celui de l’intelligence des choses, la liberté de penser, de bouger, et le plaisir, voire le besoin constant de la lecture. J’ai donc traduit, elle a donc publié, et un premier livre est sorti avec l’impossible titre du Cul de Judas. Les quotidiens français découvrirent du même coup que la littérature portugaise existait. Nous étions à un peu moins des dix ans de la révolution des Œillets. Le Portugal vivait une nouvelle ère, l’ancienne était cependant toujours là, enfouie dans la mémoire et les êtres, avec ses acquis et ses blessures.
Les écrivains investirent l’espace de la nouvelle liberté et ils surent trouver à la fois des styles originaux, une force du récit constamment entremêlé de la capacité métaphorique et poétique du portugais, et une génération de grands auteurs était née. Mais, également, d’autres, plus anciens, surent se renouveler, réfléchir en même temps aux nouvelles donnes comme aux questions profondes posées par l’existence du passé. Le Dieu manchot, titre proposé par l’auteur lui-même, est dans ce cas-là, Saramago inventait pour ainsi dire une nouvelle écriture entre le grand passé baroque et l’extrême modernité, pour essayer de saisir ce que serait l’identité portugaise. Pour des raisons de difficultés financières de l’époque, AMM l’a publié en coédition avec Albin Michel ; son auteur, encore aujourd’hui, nous sait gré de cette première traduction. C’est aussi dans ce milieu des années 80 que nous publiions deux écrivains femmes qui pourraient être une sorte de pendant des deux hommes : Lídia Jorge, dont Le Rivage des murmures demeure un livre d’une grande violence contenue, enfermée, regard de la femme dans la guerre des excolonies portugaises d’Afrique, et Agustina Bessa-Luís, celle qui avait osé dans les années 50, en pleine dictature, être au-delà du néoréalisme ambiant et des modes d’écriture pour inventer une Sibylle à la fois profondément enracinée dans les traditions ancestrales du nord du Portugal et totalement universelle dans sa quête et sa conquête de femme. L’idée de créer une collection de romanciers contemporains portugais surgit a posteriori de la publication de ces quatre auteurs majeurs, auxquels il faut ajouter Jorge de Sena, mort quatre ans après la révolution qui démocratisa le Portugal, et dont les nouvelles sont des joyaux. Elle a déjà fêté ses vingt-cinq ans et elle a entre-temps intégré un grand penseur, Eduardo Lourenço, un auteur rare et secret, Gabriela Llansol, d’autres écrivains de la génération qui « explosa » la littérature portugaise après 1974, comme Mário Cláudio, d’autres anciens comme Vergílio Ferreira, et plus récemment des très jeunes encore, comme Pedro Rosa Mendes et son extraordinaire texte, mi-récit de traversée à pied entre Angola et Mozambique, mi-évocation ou incantation, qu’est la Baie des tigres. L’Afrique luso phone précisément qui, elle aussi, peu à peu creuse le sillon original d’une littérature, à travers la langue portugaise, aussi multiple soit-elle, à la recherche d’une identité complexe ; à ce titre, Le Marchand de passés de José Eduardo Agualusa est un roman entraînant et sérieusement pertinent. Tout est ouvert et j’aimerais lors d’un anniversaire futur pouvoir m’enorgueillir d’avoir publié des traductions de nouveaux auteurs, d’avoir l’intense joie de découvrir des textes et de les offrir, fussent-ils en traduction. La langue portugaise est parlée dans tous les continents, alors, en parallèle avec la Bibliothèque brésilienne, qui est là dès l’origine des Éditions Métailié, une collection qui propose de beaux textes du monde entier dans les variantes d’une même langue est une ambition à la fois – et j’en suis conscient – démesurée et tout à fait possible. En 2000, Une île au loin de Luís Cardoso, venu de Timor, ce bout d’île lusophone au fin fond de l’Indonésie, est encore un pas dans ce sens. Ce fut aussi en 2000 que nous avons publié Des nouvelles du Portugal, à l’occasion du Salon du Livre de Paris pour lequel le Portugal était l’invité l’honneur. Ce recueil de 34 nouvelles d’écrivains, de tous âges et de toutes les latitudes mais vivant entre la Révolution de 1974 et 1999, dont le dénominateur commun était la langue portugaise, était conçu comme un regard sur ce qui était déjà pré sent et un petit passeport pour l’avenir. Ce recueil était publié dans la collection Suites. Celle-ci a la souplesse de proposer, dans un format éditorial plus proche d’un livre de poche, la réédition des romans et nouvelles de la Bibliothèque portugaise, mais également de prolonger celle-ci en publiant directement des titres soit venus d’ailleurs, soit d’auteurs d’un passé plus lointain, mais tout aussi prégnants, comme par exemple Eça de Queirós. Un public, cela se conquiert en quelque sorte à la longue. Il faut ainsi trouver de nouvelles pépites à lui proposer et continuer à faire briller les diamants déjà offerts. Nous en avons déjà fait découvrir quelques-unes, que parfois d’autres reprennent ensuite ; nous continuons à éditer les diverses facettes des autres.
Un mot encore pour les traducteurs : on a dit d’eux qu’ils étaient des « passeurs », peut-être ajouterai-je que leur art consiste à savoir transposer, en français dans ce cas, une syntaxe, la création d’une image, l’originalité d’une écriture. Chaque auteur est unique et il faut savoir le rendre comme tel à des lecteurs d’une autre langue que la sienne.
Sans fausse modestie nous pouvons dire que nous œuvrons à faire connaître un peu de la richesse de la littérature en langue portugaise et de l’imaginaire qui en est la source. Mais c’est toujours Tantale et Sisyphe en même temps. Célébrer, dites-vous ? Non, mais attendre, espérer, chercher, poursuivre.”


Photo réalisée par Daniel Mordzinski.

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Textes inédits issus du catalogue 30 ans



30 ans
Anne-Marie Métailié



Pourquoi fêter l'anniversaire d'une maison d'édition ? D'abord pour soi, me dit Beatriz de Moura, l'éditeur de Tusquets qui fête ses 40 ans, parce que si on ne le fait pas soi-même personne n'y pensera et que pour parler des livres les médias ont besoin "d'évènements". C'est aussi une occasion de mettre son activité en perspective et de faire un constat de ce qui a changé dans le métier. D'observer les mutations de vocabulaire au fil du temps : on a d'abord été un nouvel éditeur plein de promesses et de surprises ("Vous aidez votre mari?", peu de femmes créaient leur maison en 1979, nous étions deux, Régine Deforges et moi), puis un éditeur courageux (là on se sent condamné à l'oubli et légèrement méprisé) et enfin ces dernières années un éditeur indépendant paré de toutes les qualités, mais harcelé par les banquiers ("Vous dépassez le découvert autorisé. Faites quelque chose !").
Pour soi on est toujours le même, on défend toujours la même idée fixe, faire connaître les livres qu'on aime avec passion, vouloir les faire partager au maximum de lecteurs, ne publier que ce qu'on est prêt à défendre bec et ongles. Un éditeur doit être optimiste même sous des dehors dépressifs et surtout obstiné. C'est la condition pour bâtir un catalogue cohérent.
Le catalogue, c'est la définition de l'éditeur, c'est à travers lui qu'il construit une vision du monde dans laquelle il peut se reconnaître. Comme je dois une de mes plus belles colères à la découverte de la façon dont l'enseignement secondaire parle de l'édition aux lycéens, j'ai décidé d'essayer de montrer ce que pouvait être le métier d'éditeur dans les textes que vous trouverez au fil de ces pages.
Les différents directeurs de collection y expliquent leur travail. j'ai sollicité certains auteurs qui ont une expérience variée des relations éditoriales à travers le monde, puis ces intermédiaires indispensables qui vont de l'auteur au lecteur, nos complices les libraires, ainsi qu'un héros méconnu de cette chaîne, un représentant du diffuseur, qui parcourt un large secteur géographique pour porter jusque chez le libraire les arguments de l'éditeur en faveur de ses auteurs inconnus, ainsi qu'une critique curieuse et attentive du Monde des Livres. Pour ouvrir une perspective internationale et différente j'ai aussi demandé son avis à un agent qui travaille sur l'Amérique latine, les Etats-Unis et l'Europe. Certes ces textes sont extrêmement bienveillants à l'égard de notre travail, mais c'est notre anniversaire.
L'éditeur n'existe pas sans ses auteurs, aux Editions Métailié comme chez de nombreux confrères, ils sont le centre de la maison. Comme parfois pour comprendre une façon de faire rien ne vaut une photo, Daniel Mordzinski m'a offert l'usage des photos qu'il a prises au long des 20 dernières années, les photos d'un grand photographe amoureux de la littérature et des écrivains.
J'ai choisi d'ouvrir sur cette scène drôle : sur une plage des Asturies, le jeu de la corde entre des éditeurs de différents pays et les auteurs qu'ils publient. Pas un affrontement, un jeu entre partenaires dans lequel tous gagnent. Puis un groupe d'éditeurs sous des parapluies à Francfort, nous nous sommes rencontrés parce que nous publions les mêmes auteurs, à vrai dire cela a commencé autour de Luis Sepúlveda, et nous échangeons des informations et des livres, des consolations aussi. C'est également dans ces rencontres amicales que se construisent les catalogues. Ensuite les portraits du groupe se succèdent, j'aime réunir mes auteurs, les présenter les uns aux autres par-dessus pays et continents, ils se parlent, se voient, ils ont des choses à se dire, leurs œuvres si différentes suivent des routes qui tiennent le même cap.
Pour aller dans le sens de ce qu'on enseigne sur l'édition à la jeunesse des écoles : oui, l'argent est important. J'ai découvert ce métier en tant que sociologue en classant les éditeurs en nuages de points selon deux axes : le "pouvoir symbolique" et le "pouvoir économique" et j'ai compris que l'essentiel m'échapperait tant que je serais extérieure, mais j'en ai tiré une idée très claire. Un éditeur ne peut pas être un bon éditeur s'il ne gagne pas d'argent. Il doit être capable de vendre ses livres pour payer les auteurs, pour qu'ils puissent continuer à écrire, il doit faire de bonnes ventes pour pouvoir suivre le travail de ses écrivains, financer la découverte de nouveaux auteurs qui vendront peu, répartir l'argent qu'il gagne avec certains sur des inconnus qui sont l'avenir d'un catalogue, prendre tous les risques. Ce que me cachaient les "axes de pouvoir", c'est que l'éditeur est au service de l'œuvre de ses auteurs. C'est eux qui sont les plus importants.
Alors maintenant quoi ? Un catalogue dont 80% des auteurs étaient inconnus, souvent même dans leur pays quand on les a publiés, et dont beaucoup ont connu la célébrité ensuite parce qu'ils étaient publiés au pays du prix unique, des libraires exceptionnels , des lecteurs impénitents et curieux. Alors quelles perspectives pour la maison ? A l'aube du livre numérique, savoir que l'important c'est le contenu, c'est la littérature, pas le support sur lequel on le lit.
Continuer jusqu'au bout à vivre cette passion de découverte. S'asseoir avec ses auteurs, ces demi-dieux créateurs de mondes, les coudes sur la table pour partager la gourmandise, le vin et les histoires, pousser les chaises pour faire de la place aux nouveaux, les inviter à partager l'amitié et la littérature, et à la fin être toujours un éditeur : mourir de plaisir en lisant!"

Photo réalisée par Daniel Mordzinski.
(Gauche) Les éditeurs : Luigi Brioschi (Guanda), un inconnu, Georges Miressiotis (Opera), AMM, Manuel Valente (Porto Editora), Ray-Güde Mertin (agent)
(Droite) Les auteurs : Mario Delgado-Aparaín, Luis Sepúlveda, Victor Hugo de La Fuente (
Le Monde Diplomatique, Chili), Alfredo Pita, Hernán Rivera Letelier, Ramon Díaz-Eterovic, José Manuel Fajardo, Antonio Sarabia.

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Evènements

  • L'Odéon-Théâtre de l'Europe - Samedi 17 octobre à 15h
    Lecture de Luis Sepúlveda et Bernard Giraudeau.

    Lecture d'extraits de La Lampe d'Aladino et de L'Ombre de ce que nous avons été par l'auteur Luis Sepúlveda et pour la version française par Bernard Giraudeau.

    Réservations au 01 44 85 40 40 / Tarifs : 5 - 12 €

  • Lídia Jorge au Centre Georges Pompidou - Jeudi 22 octobre à 19h30

    Lecture d'extraits du Vent qui siffle dans les grues dans le cadre des Lectures au Musée, Salle de l'exposition temporaire elles@centrepompidou

    Réservations : 01 44 78 12 33 /Tarifs : 3,50 - 4,50 €

  • Rencontre avec Cristovão Tezza et Alicia Dujovne-Ortiz au Café El Sur - Samedi 17 octobre à 15h30 et 18h

    Café El Sur, 35 boulevard Saint-Germain 75005 Paris.
    www.cafe-elsur.com




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