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chronique de Luis Sepúlveda


De l'importance du laxatif

En 1968, en pleine révolution culturelle chinoise, les gardes rouges, excités et enfiévrés par les millions de chiffons rouges dont Pékin était rempli, décidèrent que cette couleur serait celle du mouvement, de la marche irrésistible vers l’avenir. Il était donc contradictoire, bourgeois et contrerévolutionnaire que le rouge des feux de signalisation arrête, paralyse, immobilise les véhicules du prolétariat. Forts de cette conviction, des millions de jeunes gens sortirent dans la rue. A chaque carrefour, un garde rouge se chargeait d’obliger les conducteurs à ne pas tenir compte du feu rouge au grand mécontentement de la police de la circulation et de ceux qui voyaient leurs engins tout cabossés. Il y eut de la grogne, beaucoup de grogne mais les Chinois la ravalèrent, terrorisés par le pouvoir de ces gamins en uniforme et, pour éviter d’être consumés par la colère, ils ingurgitèrent des laxatifs, modernes ou traditionnels. C’est ce que raconte le prix de Nobel de littérature Gao Xinjiang. Maintenant, en se rappelant ces années, les Chinois se moquent des gardes rouges, des feux de circulation et d’eux-mêmes.
Le pouvoir d’un bon laxatif est incroyable. Au Chili, la meilleure marque est Laxatón dont la publicité déclare : « Ne remets pas à demain ce que tu peux faire aujourd’hui ».
Il y a environ six mois, dans une pharmacie madrilène où j’étais entré acheter de l’aspirine –je suis accro- je suis tombé sur un monsieur qui, sans cesser de se masser le ventre, a demandé si on pouvait lui conseiller un bon laxatif. La pharmacienne, très obligeante, l’a interrogé pour savoir s’il en voulait un très puissant ce à quoi le monsieur, en tripotant toujours son ventre enflé, a répondu : oui mais pas au point de mettre en danger la banque espagnole affectée par la crise. Une polémique a alors éclaté : les uns critiquaient l’arrogance de cet homme qui exagérait sa capacité d’évacuation, d’autres lui recommandaient l’espagnolissime huile de ricin, d’autres encore l’accusaient d’être un de ces irresponsables ayant contracté des emprunts sans se demander s’ils allaient ou non pouvoir les rembourser et, finalement, du seuil de la porte, une dame lui a conseillé de se masser l’estomac avec de l’eau bénite car elle n’avait jamais entendu parler de curés constipés.
Pendant que j’écris ces lignes, j’apprends que les pirates somaliens ont libéré l’Alakrana, un bateau de pêche capturé avec tout son équipage et gardé quarante six jours en otage. La rançon a coûté quatre millions de dollars dont – ô mystère- nous ne saurons jamais s’ils proviennent du Trésor Public ou du cœur généreux des propriétaires de l’embarcation. Cette nouvelle a produit l’effet d’un bon laxatif sur les visages de plusieurs ministres qui, il y a une semaine, sentaient l’affaire leur échapper des mains et chez les dirigeants de l’opposition qui, dans leurs efforts pour en tirer un avantage politique, ont renoncé à une digestion normale.
Le bateau était théoriquement espagnol car la plupart des membres de l’équipage étaient basques ou galiciens mais on a appris plus tard que ce chalutier, comme la majorité de ceux qui continuent à pêcher en face des côtes somaliennes, naviguait sous pavillon des îles Seychelles, un paradis touristique pour toutes sortes de gens malhonnêtes qui échappent ainsi aux impôts de leur pays d’origine. Ces individus dont les embarcations sillonnent les mers sous un numéro d’immatriculation et un pavillon des Seychelles ou d’autres paradis fiscaux, ne paient pas d’impôts en Espagne mais n’hésitent pas à exiger l’aide de l’état pour affronter la crise globale du capitalisme. Ils digèrent donc très bien et n’ont pas besoin de l’effet bénéfique d’un bon laxatif.
L’affaire de l’Alakrana s’est bien terminée pour les membres de l’équipage qui sont rentrés chez eux saints et saufs mais la Somalie sera toujours là, face à la corne de l’Afrique, comme l’un des pays les plus dévasté de la planète à la suite d’une intervention militaire de l’occident qui s’est terminée comme une ingestion excessive de laxatif. Après la bataille de Mogadiscio du 3 et 4 octobre 1973, seule restait à piller sa richesse marine. Des milliers d’embarcations de toutes les flottes occidentales se sont concentrées devant ses côtes pour y pêcher, sans payer de droits ni respecter les époques interdites ou les espèces en voie de disparition. La piraterie est née comme un acte de résistance des pêcheurs somaliens devant la spoliation de leur unique richesse mais aucun gouvernement, aucune entreprise de pêche ne le reconnaît car cela entraînerait pour eux des difficultés digestives. Et comme l’occident doit continuer à consommer du poisson somalien, les bateaux de pêche transporteront désormais des mercenaires payés par le Trésor Public des pays consommateurs de poisson pour repousser les pirates. Ils ne seront, en aucun cas, à la charge des îles Seychelles ou de tout autre paradis fiscal sous le pavillon desquels ils naviguent et se livrent au pillage.
« Ne remets pas à demain ce que tu peux faire aujourd’hui ». Quelle sagesse peut contenir la publicité d’un laxatif, pris avec une modération politiquement correcte, bien entendu !

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