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Textes inédits issus du catalogue 30 ans

Une éditrice à l'ancienne
Guillermo Schavelzon, Agent littéraire



AMM est une éditrice à l’ancienne : elle est l’un de ces rares éditeurs qui lisent personnellement les manuscrits entiers pour décider quels sont ceux qu’ils vont publier ou pas. Cela ressemble à une plaisanterie, mais ce n’en est pas une. Elle sélectionne ses auteurs avec soin.
La concentration vertigineuse qui s’est produite dans les dernières années dans le monde de l’édition a eu pour conséquence que les éditeurs qui s’occupaient auparavant de 20 livres en ont en charge maintenant 120 et, en même temps, deux ou trois collections. Dans
les grandes entreprises la décision éditoriale a été transférée de l’éditorial vers le département commercial et le marketing. Le comité éditorial traditionnel se compose maintenant des spécialistes de la vente et de la promotion armés de listings statistiques, d’analyses
de tendances, d’études de marché et de tout un attirail d’arguments sur ce qui se vend et ce qui ne se vend pas. Bien qu’on ne le dise pas ouvertement, ce sont exclusivement les possibilités de vente qui décident de la publication d’un texte.
Il y a 10 ans, les théories du marché sont devenues dominantes, et pendant toute cette période on a répété à saturation qu’il fallait publier ce que demande le marché, alors que, paradoxalement, on ne sait jamais ce que demande le marché, on ne peut savoir que ce que le marché a demandé.
Des enquêtes sophistiquées recherchent les éléments communs à tous les livres à grand succès, et l’actionnaire ou son représentant exigent que l’éditeur publie plus de la même chose : ce qui a déjà marché. Pour parier sur une prétendue certitude et éviter tout risque.
AMM est un éditeur qui a réussi à échapper à ces théories puisque depuis 30 ans elle publie ce que le marché ne veut pas lire. Au lieu de travailler pour le marché, elle travaille pour les lecteurs, ce qui marque une différence conceptuelle. Ce n’est qu’en publiant ce que le marché ne veut pas lire qu’il est possible de faire des investissements littéraires, de construire un univers de lecteurs fidèles, parier sur une continuité et obtenir que de plus en plus de gens se rapprochent du livre et de la lecture.
AMM sait que le marché n’est qu’une abstraction mensongère, qui a priori ne veut rien lire, n’est fidèle ni à un auteur, ni à une collection, ni à une marque éditoriale. Ce fantôme collectif achète parfois ce qui s’impose pour des raisons médiatiques, ce qui détermine qu’à coups d’achats compulsifs un livre devient soudain un succès de vente extraordinaire. Mais on ne sait pas qui et combien de personnes le lisent. Il n’y a pas non plus de règles garantissant qu’à l’avenir le marché réagira de la même façon.
Après une décennie terrible pour les lecteurs et les éditeurs, toutes ces théories sur le marché commencent à être remises en question. La destruction des principes discrédités qu’on nous a rabâchés jusqu’à l’épuisement, c’est ce que nous appelons la crise, les conséquences d’un désastre que nous subissons. Il faut citer ici l’ex-président Bush qui, quelques jours avant la fin de son funeste mandat, alors que tout le système s’effondrait, a déclaré : « Il semble que le marché n’a pas toujours raison. »
Je peux en donner ici deux preuves : si le secret pour vendre des livres c’était de publier ce que demande le marché, il n’y aurait pas autant d’échecs. Et il n’arriverait pas que parmi les dix livres les plus vendus aux États-Unis et en France il y en ait six qui soient des bestsellers inattendus. Des livres achetés avec de faibles à valoir et des prévisions de ventes basses (cf. pour 2007 The New York Times et Le Monde). « Le best-seller n’est plus prévisible », a déclaré Paolo Zaninonni, directeur éditorial du Groupe Rizzoli.
Les grands succès de vente sont indispensables pour l’économie de l’édition, mais comme ils ne sont pas prévisibles, la seule solution c’est de prendre des risques et de parier. C’est la raison de la quantité de nouveaux titres par an, un thème qui fait beaucoup parler. Si on pouvait prévoir les best-sellers, les grandes maisons d’édition ne publieraient pas 500 titres par an mais 10 seulement.
Voyons un autre aspect d’une apparente modernité ; AMM n’a pas décidé de créer sa filiale d’édition numérique, ce qui peut donner à penser qu’elle n’est pas moderne. Je crois qu’elle sait que le risque pour l’avenir du livre tel que nous le connaissons aujourd’hui, ce n’est pas le livre électronique, mais la publication de textes mal choisis et mal édités. À court terme, le risque c’est aussi la diminution des pages culture des journaux papier et la disparition ou la transformation des suppléments littéraires en pages Tendances.
Quand une œuvre de qualité devient un succès de vente, c’est que dès le début elle répond à des prémisses aussi fondamentales qu’anciennes : le plein appui des bons libraires, la diffusion par l’intermédiaire des pages culture et la critique des suppléments littéraires. Le reste, ce sont les lecteurs qui le font en recommandant le livre qu’ils ont lu, et ensuite on en parle à la radio ou à la télévision.
On voit qu’à l’ère du numérique ce sont toujours les libraires traditionnels et les pages culture – deux secteurs écartés des grandes opérations de marketing – qui rendent possible le succès de vente d’un livre.
AMM ne méconnaît pas ces tournants, c’est pourquoi elle parie sur un développement véritable de l’activité éditoriale.

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