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Textes inédits issus du catalogue 30 ans



L'équipe des lecteurs
Elsa Osorio



J’ai eu la chance – parfois la malchance – d’avoir des éditeurs de toutes sortes. Depuis le premier, Losada, un grand éditeur, qui publia en Argentine pendant un quart de siècle les œuvres que l’ignorance du franquisme interdisait, jusqu’à un baratineur qui lança une proposition éditoriale novatrice, récolta la crème du panorama local et du jour au lendemain s’enfuit du pays, droits d’auteur en poche. Ensuite il n’y veut qu’un pas vers l’énorme groupe éditorial qui avait des filiales dans différents pays. Je vivais à cette époque en Argentine, aussi je priais pour que l’éditeur soit solide, qu’il ne disparaisse pas. Ce que je ne savais pas, c’est que dans les filiales latino-américaines des grands groupes, c’est l’auteur qui disparaît, condamné, dans le meilleur des cas, à ne jamais sortir de son pays, et dans le pire, à être jugé par des myopes idéologico-littéraires qui écartent son œuvre si elle ne répond pas aux exigences attendues.
Mais j’ai appris. Pas à l’issue de grandes réflexions : par hasard. Je vivais en Espagne lorsque j’ai décidé que l’unique condition que devait remplir mon éditeur était : ne pas être argentin, ne pas avoir le moindre lien commercial, intellectuel ou affectif avec ce que j’appelais « ce pays ». Il en fut ainsi, ce roman si douloureusement argentin qu’est Luz ou le temps sauvage fut publié par une petite maison de Barcelone, qui faisait de très jolis livres et n’avait pas de filiale en Amérique latine.



On pourrait croire que le récit s’achemine vers l’une de ces merveilleuses histoires de rencontre entre un auteur et un éditeur visionnaire et enthousiaste digne du livre de Siegfried Unseld, L’Auteur et son éditeur. Eh bien non, rien à voir. Je n’ai jamais su pourquoi ils avaient choisi mon livre : un lecteur qui avait quitté la maison, un conflit à propos de deux livres qui se résout sur un troisième, justement le mien, un hasardeux concours de circonstances, qui sait. Ce qui est certain, c’est que la directrice de la maison préférait de loin le roman d’un autre auteur qui était sorti le même mois et qu’elle ne cachait pas son dépit devant les réactions disproportionnées et généreuses de la critique et des lecteurs à l’égard de mon livre.
Pourtant, c’est dans cette curieuse maison d’édition de Barcelone que se trouvait la porte entrouverte qu’ont franchie différents éditeurs de divers pays. Je fus la première surprise. Comment une histoire aussi argentine pouvait-elle intéresser un Finlandais, un Turc, alors qu’elle n’avait intéressé aucun éditeur argentin ? J’ai été émue que tant de personnes qui ne me connaissaient pas parient sur mon roman, alors que ceux qui me connaissaient, y compris ceux qui m’avaient éditée, voulaient que je l’oublie. Je suis très reconnaissante à tous ces éditeurs. Ils sont nombreux et différents. Plusieurs sont toujours mes éditeurs. Je n’ai jamais fait la connaissance de certains (et par superstition je préfère ne pas les connaître : mes livres marchent bien dans leurs pays et si j’y vais et que je dis une bêtise, je change mon image et je perds mes lecteurs) ; avec d’autres j’ai eu peu d’échanges mais essentiels pour me mettre sur le chemin d’un livre (le projet de mon nouveau livre est à mettre sur le compte de Luigi Brioschi, de Guanda) ; avec certains éditeurs j’ai établi des liens fondamentaux.
C’est par cette porte qu’est entrée Michi Strausfeld, l’éditrice de Suhrkamp. La connaître, apprendre avec elle, a marqué une étape de ma vie professionnelle. Un an et demi après je déjeunais à Francfort avec Siegfried Unseld lui-même, le grand éditeur. La conversation a été aussi émouvante que difficile, du moins au début, car mon anglais est affreux. Après les salutations préliminaires où je peux faire illusion, Siegfried a déclaré qu’il était heureux et fier de me connaître, et que je sois un auteur de sa maison. J’ai répété la phrase avec à la fin un pathétique too, du genre I’m happy too, I’m fière too. Un rôle lamentable pour celle qui faisait partie de ce catalogue que Siegfried déployait avec orgueil sous mes yeux gourmands, celui de l’Amérique latine dirigé par Michi Strausfeld, qui semblait être la réplique de ma bibliothèque puisque ses auteurs étaient aussi mes auteurs préférés. Le catalogue a dû me donner du courage, parce que j’ai parfaitement compris les paroles sages de Unseld – qui sont toujours présentes en moi – et pour me détendre, pour l’écouter avec des sous-titres, je lui ai demandé de me raconter l’histoire, que je connaissais bien pour l’avoir lue dans son livre, de Peter Suhrkamp et Herman Hesse. Ensuite, sur le stand de la Foire de Francfort j’allais voir Adorno, Beckett, Rilke, Brecht, Kafka. C’était un catalogue de rêve et c’était en même temps être chez soi. Un autre catalogue allait devenir important dans ma vie, celui des Éditions Métailié. Car en faire partie, surtout du « nôtre », celui de la Bibliothèque hispanoaméricaine, c’est très spécial, je pourrais dire de façon pompeuse que c’est un honneur, mais je préfère écrire : c’est une chance. Une chance méritée évidemment.
Parce que nous sommes de bons lecteurs. Une chance parce que nous sommes vivants, nous nous lisons, nous voyons dans des rencontres d’écrivains à travers le monde, ou dans quelque ville où nous nous retrouvons, nous mangeons ensemble, nous parlons, nous racontons des histoires vraies ou inventées, nous rions, nous disons du mal des éditeurs, des agents, des attachés de presse, nous échangeons des mails, nous partageons lectures et enthousiasmes, nous nous recommandons des auteurs, des livres, des informations, nous nous réjouissons quand l’un de nous termine un livre, nous attendons de le lire avec impatience et, s’il nous plaît, nous le recommandons partout et, si nous ne connaissons pas un auteur parce qu’il est nouveau et que nous ne nous sommes jamais rencontrés nulle part, nous le lisons immédiatement et nous sommes dans de bonnes dispositions à son égard, nous sommes presque sûrs qu’il va nous être sympathique (l’incroyable, c’est que ça arrive). C’est – nous sommes – une équipe, un club. « Nous en sommes », comme disait le slogan d’une carte de crédit. Comme il y a des supporters du Barça, de River, de l’Olympique de Marseille, nous, nous sommes de Métailié. Daniel Mordzinski – l’un de ses membres les plus remarquables –, qui a photographié tout un groupe d’écrivains avec des maillots de foot sur le stade de Gijón, l’a dit avant moi. Évidemment pour constituer cette équipe il a fallu une lecture, celle de l’éditrice.
J’ai fait sa connaissance à Madrid, un peu avant qu’elle ne publie mon roman. De ce premier contact je me souviens de la belle lumière que crée la coupole du Palace à la fin de l’après-midi et de la joie pudique que j’ai ressentie en apprenant qu’elle avait publié non seulement le génial nouvelliste uruguayen Horacio Quiroga, mais aussi l’extraordinaire poète brésilien Drummond de Andrade, dont les vers ont accompagné ma jeunesse. Je me suis dit : elle lit et lit bien, et cela a fait naître une complicité immédiate. Une complicité qui a grandi au fur et à mesure que nous nous sommes mieux connues.
Neuf ans ont passé avec des rencontres, présentations, salons, conversations en grand nombre et le lien de la lecture est toujours vivant et de nouveaux bourgeons reverdissent. Je connais des éditeurs qui n’aiment pas la lecture, qui ne lisent pas, il en est même qui détestent les livres, je n’exagère pas. Il est évident qu’un éditeur doit être plus qu’un bon lecteur, il doit conjuguer la lecture avec des aptitudes de gestionnaire sur lesquelles je n’ai pas d’avis parce que ce n’est pas mon truc, mais je peux affirmer que pour un auteur il est important d’avoir un éditeur qui lit, qui lit le plus qu’il peut, qui trouve le temps, le désir et l’enthousiasme pour continuer à lire. Et tant mieux si son côté pratique, gestionnaire, sa vision du marché, quelle que soit la façon dont on l’appelle, ne déforme pas son jugement, et encore moins son plaisir de lecteur. Ma bibliothèque s’est enrichie ces dernières années des versions en espagnol du catalogue français de Métailié. Plus qu’une simple coïncidence, une affinité de lecture, c’est la reconnaissance du lecteur pour l’excellence d’un professionnel de l’édition, un éditeur-lecteur.
Lorsque j’essaye de m’expliquer cette entente, cette harmonie, ce désir bienveillant qui circule entre les membres de cette « équipe », exceptionnelle dans un monde de vautours, je pense que le fil qui tisse cette trame subtile entre les auteurs de la maison Métailié, c’est la lecture. Tous les auteurs que j’ai connus là, de même que l’éditrice, cultivent comme moi le plaisir de la lecture. D’où la chance de « l’équipe ». Merci, Anne Marie, et bon anniversaire.”







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