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Textes inédits issus du catalogue 30 ans


Bibliothèque portugaise
dirigée par Pierre Léglise-Costa
Une littérature et un imaginaire différents



“Ce fut d’abord un double choc : celui d’un texte et celui d’une affinité. Le texte était un monologue fulgurant sur la guerre coloniale, la dictature, la solitude d’un homme. L’affinité venait de la découverte qu’une femme, belle au demeurant, ayant, au premier abord, peu à voir avec moi, avait en fait tout pour que je m’entende avec elle, peut-être même parfois, au-delà des mots, entre le goût de la séduction et celui de l’intelligence des choses, la liberté de penser, de bouger, et le plaisir, voire le besoin constant de la lecture. J’ai donc traduit, elle a donc publié, et un premier livre est sorti avec l’impossible titre du Cul de Judas. Les quotidiens français découvrirent du même coup que la littérature portugaise existait. Nous étions à un peu moins des dix ans de la révolution des Œillets. Le Portugal vivait une nouvelle ère, l’ancienne était cependant toujours là, enfouie dans la mémoire et les êtres, avec ses acquis et ses blessures.
Les écrivains investirent l’espace de la nouvelle liberté et ils surent trouver à la fois des styles originaux, une force du récit constamment entremêlé de la capacité métaphorique et poétique du portugais, et une génération de grands auteurs était née. Mais, également, d’autres, plus anciens, surent se renouveler, réfléchir en même temps aux nouvelles donnes comme aux questions profondes posées par l’existence du passé. Le Dieu manchot, titre proposé par l’auteur lui-même, est dans ce cas-là, Saramago inventait pour ainsi dire une nouvelle écriture entre le grand passé baroque et l’extrême modernité, pour essayer de saisir ce que serait l’identité portugaise. Pour des raisons de difficultés financières de l’époque, AMM l’a publié en coédition avec Albin Michel ; son auteur, encore aujourd’hui, nous sait gré de cette première traduction. C’est aussi dans ce milieu des années 80 que nous publiions deux écrivains femmes qui pourraient être une sorte de pendant des deux hommes : Lídia Jorge, dont Le Rivage des murmures demeure un livre d’une grande violence contenue, enfermée, regard de la femme dans la guerre des excolonies portugaises d’Afrique, et Agustina Bessa-Luís, celle qui avait osé dans les années 50, en pleine dictature, être au-delà du néoréalisme ambiant et des modes d’écriture pour inventer une Sibylle à la fois profondément enracinée dans les traditions ancestrales du nord du Portugal et totalement universelle dans sa quête et sa conquête de femme. L’idée de créer une collection de romanciers contemporains portugais surgit a posteriori de la publication de ces quatre auteurs majeurs, auxquels il faut ajouter Jorge de Sena, mort quatre ans après la révolution qui démocratisa le Portugal, et dont les nouvelles sont des joyaux. Elle a déjà fêté ses vingt-cinq ans et elle a entre-temps intégré un grand penseur, Eduardo Lourenço, un auteur rare et secret, Gabriela Llansol, d’autres écrivains de la génération qui « explosa » la littérature portugaise après 1974, comme Mário Cláudio, d’autres anciens comme Vergílio Ferreira, et plus récemment des très jeunes encore, comme Pedro Rosa Mendes et son extraordinaire texte, mi-récit de traversée à pied entre Angola et Mozambique, mi-évocation ou incantation, qu’est la Baie des tigres. L’Afrique luso phone précisément qui, elle aussi, peu à peu creuse le sillon original d’une littérature, à travers la langue portugaise, aussi multiple soit-elle, à la recherche d’une identité complexe ; à ce titre, Le Marchand de passés de José Eduardo Agualusa est un roman entraînant et sérieusement pertinent. Tout est ouvert et j’aimerais lors d’un anniversaire futur pouvoir m’enorgueillir d’avoir publié des traductions de nouveaux auteurs, d’avoir l’intense joie de découvrir des textes et de les offrir, fussent-ils en traduction. La langue portugaise est parlée dans tous les continents, alors, en parallèle avec la Bibliothèque brésilienne, qui est là dès l’origine des Éditions Métailié, une collection qui propose de beaux textes du monde entier dans les variantes d’une même langue est une ambition à la fois – et j’en suis conscient – démesurée et tout à fait possible. En 2000, Une île au loin de Luís Cardoso, venu de Timor, ce bout d’île lusophone au fin fond de l’Indonésie, est encore un pas dans ce sens. Ce fut aussi en 2000 que nous avons publié Des nouvelles du Portugal, à l’occasion du Salon du Livre de Paris pour lequel le Portugal était l’invité l’honneur. Ce recueil de 34 nouvelles d’écrivains, de tous âges et de toutes les latitudes mais vivant entre la Révolution de 1974 et 1999, dont le dénominateur commun était la langue portugaise, était conçu comme un regard sur ce qui était déjà pré sent et un petit passeport pour l’avenir. Ce recueil était publié dans la collection Suites. Celle-ci a la souplesse de proposer, dans un format éditorial plus proche d’un livre de poche, la réédition des romans et nouvelles de la Bibliothèque portugaise, mais également de prolonger celle-ci en publiant directement des titres soit venus d’ailleurs, soit d’auteurs d’un passé plus lointain, mais tout aussi prégnants, comme par exemple Eça de Queirós. Un public, cela se conquiert en quelque sorte à la longue. Il faut ainsi trouver de nouvelles pépites à lui proposer et continuer à faire briller les diamants déjà offerts. Nous en avons déjà fait découvrir quelques-unes, que parfois d’autres reprennent ensuite ; nous continuons à éditer les diverses facettes des autres.
Un mot encore pour les traducteurs : on a dit d’eux qu’ils étaient des « passeurs », peut-être ajouterai-je que leur art consiste à savoir transposer, en français dans ce cas, une syntaxe, la création d’une image, l’originalité d’une écriture. Chaque auteur est unique et il faut savoir le rendre comme tel à des lecteurs d’une autre langue que la sienne.
Sans fausse modestie nous pouvons dire que nous œuvrons à faire connaître un peu de la richesse de la littérature en langue portugaise et de l’imaginaire qui en est la source. Mais c’est toujours Tantale et Sisyphe en même temps. Célébrer, dites-vous ? Non, mais attendre, espérer, chercher, poursuivre.”


Photo réalisée par Daniel Mordzinski.

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