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Textes inédits issus du catalogue 30 ans


Raphaëlle Rérolle
Critique littéraire au Monde



“Certains souvenirs sont fragiles comme du verre, d’autres ont le cuir épais – tout le monde sait cela. Et même si leur degré de résistance au temps semble parfois n’obéir à aucune logique, il n’en est évidemment rien. À bien y réfléchir, ces événements plus ou moins isolés, qui flottent à la surface d’un océan de choses oubliées, sont presque toujours des balises importantes. Ainsi en va-t-il de mon tout pre­mier souvenir d’AMM, qui émerge avec une netteté saisissante.
Depuis que je suis journaliste, j’ai sillonné régu­lièrement les allées du Salon du livre de Paris, la plupart du temps sans plaisir – donc sans que l’événement laisse beaucoup de traces. Les années passant, ces manifestations se sont peu à peu fondues en un grand moutonnement de figures obligées dont rien ne m’est resté, sauf pour deux d’entre elles. Dans les deux cas, le salon a été associé à une personne, à une rencontre, la première en date étant celle d’Anne Marie.


C’était en 1986, peut-être 1987. Je l’avais déjà aper­çue dans des circonstances dont je n’ai pas gardé la mémoire, mais c’est là, dans les allées surpeuplées du Grand Palais, un soir d’inauguration, que je la “vois” pour la première fois. Pas seulement parce qu’elle était très belle et un peu ironique, mais parce qu’elle était, discrètement, ailleurs. Même pour quelqu’un d’assez inexpérimenté, comme je devais l’être à l’époque, il n’était pas difficile de remarquer une chose aussi fla­grante : cette femme qui semblait si profondément dotée de toutes les compétences et de tous les atouts pour faire partie du milieu, n’avait pas décidé de jouer le jeu. Pas complètement. « Quel ennui », je dérivais au hasard des allées.
« Je voudrais tellement m’en aller. » « Moi aussi », m’avait-elle répondu, avec un sourire qui n’enlevait rien à la vigueur de son désir de fuir. « Moi aussi ! »
Être ailleurs. Ce souhait n’était pas une tocade. Tou­jours elle a gardé au moins un pied en dehors du circuit des jeux de pouvoir et des conflits de micro­cosme. Toujours elle a regardé sur les côtés, fouillant les litté­ratures lointaines, les disciplines trans­verses, les espaces encore inexplorés. Et le tout sans jamais céder sur l’essentiel, qui consistait à trouver de bons livres, à défendre ses auteurs (et avec quelle ferveur, quelle opiniâtreté !), à promouvoir sa concep­tion de la litté­rature. Au fond, dès mes débuts, Anne Marie a mis en évidence un certain rapport à l’authenticité : on peut être un excellent professionnel et ne pas se perdre en conduites coudées, manœuvres latérales, discours à double ou triple fond, qui, tous, au bout du compte, vous font perdre plus d’énergie qu’ils ne vous rap­portent de vrais bénéfices. À sa manière elle était dans ce qui la passionnait – absolument dedans – et en dehors du reste. Ailleurs.”






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