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Textes inédits issus du catalogue 30 ans

Les vertus du jambon
José Manuel Fajardo



Depuis que les écrivains ne se mettent plus en quatre pour dénicher un roi, un prélat ou un noble qui avalise leurs textes et qui les prenne sous leur protection, autrement dit depuis qu’ils ont une relative indépendance, le rapport entre auteur et éditeur est un élément décisif pour la publication de leurs livres. Les histoires de rencontres et « malencontres » sont légion. Sylvia Beach est associée à la publication de l’Ulysse de Joyce, de même que Carlos Barral l’est à son refus de publier Cent ans de solitude. Deux excellents éditeurs qui montrent à l’évidence que le bon et le mauvais choix sont les deux faces de la pièce de monnaie que tout éditeur jette en l’air quand il va décider de la publication d’une œuvre. On pourrait dire que tout est affaire de hasard. Ou de goût. Mais la chance est toujours précédée d’une décision, ce qui la rend beaucoup moins aléatoire. Et le goût ne dépend pas seulement des autres, il dépend aussi de soi : ce que nous dédaignons à un moment donné peut susciter notre enthousiasme à un autre, et inversement. Mais, dans ces conditions, sur quelles bases établir une relation entre éditeur et auteur ? Pour une fois, je vais laisser de côté ma tendance à généraliser (qui peut être très pénible, je sais, je sais) pour aborder le concret. Je vais vous raconter une histoire personnelle que l’on pourrait qualifier d’exemplaire. À vous de juger.
Au printemps 1995, je remis à mon ami Luis Sepúlveda le manuscrit de mon premier roman, Lettre du bout du monde. Loin de se contenter d’écrire un beau prologue pour le livre, il en envoya aussitôt un exemplaire à son éditrice en France, AMM. « Ça y est, tu as un éditeur en France », m’annonça-t-il dans un grand élan d’enthousiasme, que j’ai partagé pendant les trois mois qui ont précédé la réception de la lettre de « mon éditrice française ». Sauf que ladite lettre m’annonçait la décision de ne pas publier mon roman. Ceux qui sont écrivains et qui lisent ces lignes auront mesuré la profondeur de l’abîme qui s’ouvrit sous les pieds de mon ego. Les autres pourront se faire une idée de l’ampleur de mon échec, car la frustration est une expérience que tous les êtres humains connaissent, hélas, au moins une fois dans leur vie, sinon plus.
La lettre d’AMM était particulièrement cordiale, presque affectueuse, et pourtant nous ne nous connaissions pas. Elle ne s’intéressait pas au roman historique, m’expliquait-elle, mais elle appréciait la qualité de mon écriture et me souhaitait donc bonne chance, etc., etc. Arrivé à ce point de ma lecture, peu m’importaient les formules de politesse et les bonnes manières. Bien entendu, je lui répondis par une lettre courtoise, mais contrite (les écrivains savent tellement bien adopter la posture du martyr incompris quand ils sentent que l’on n’apprécie pas ce qu’ils écrivent !). Et pendant plusieurs semaines je m’appliquai plus à mordre qu’à prononcer le nom de Métailié chaque fois qu’un de mes amis, à qui j’avais annoncé allègrement que j’avais enfin un éditeur en France, me demandait quand j’allais être traduit. Je n’irais pas jusqu’à dire que je la haïssais, non, je suis vaniteux mais pas au point d’oublier la bonne éducation, et la lettre d’Anne Marie avait été pleine d’égards. Pour être plus précis, je la détestais cordialement.
J’étais le jouet de ces sentiments quand, l’été suivant, je me rendis à Gijón pour couvrir en tant que journaliste le festival littéraire Semana Negra. Je m’attendais à y retrouver, comme chaque année, de nombreux amis journalistes et écrivains, parmi lesquels Luis Sepúlveda, qui avait essayé de me remonter le moral après le refus de Métailié, me répétant que son éditrice était excellente, mais qu’elle avait du caractère et qu’il était parfois difficile de la convaincre. Je le remerciai de son réconfort et m’abstins de lui dire ce que je pensais du caractère de son éditrice. Quoi qu’il en soit, je ne m’imaginais pas me retrouver un jour nez à nez avec Mme Métailié en personne, or c’est justement ce qui arriva à Gijón.
Luis me la présenta au moment du déjeuner, à la terrasse de l’hôtel où nous étions tous logés. Je pris mon meilleur air d’homme-bien-élevé-qui-n’a-pas-derancune. À ma grande surprise, je la trouvai très sympathique, et plus encore quand je la vis dévorer un de ces plats féroces qui font la gloire de la cuisine asturienne (je crois que c’était une fabada), copieusement arrosé de vin et d’enthousiasme. Presque aussi copieusement que moi, qui me pique d’être une bonne fourchette.
Au dessert, AMM s’approcha et, me regardant droit dans les yeux avec cette complicité qui n’est donnée qu’à ceux qui appartiennent à la même bande de voleurs ou à la même confrérie de « bons vivants », elle souffla : « Tu ne pourrais pas me dire où on peut trouver de la bonne charcuterie ? Parce que je veux acheter un jambon ibérique. » Je proposai de l’accompagner et je songeai que, si elle avait refusé mon roman, cette femme avait indubitablement bon goût et encore meilleur caractère.
S’il y avait eu une caméra en action dans le coin, je crois qu’elle aurait cadré large : on s’éloignait en bavardant, cap sur la meilleure charcuterie de Gijón, comme si on était Humphrey Bogart et Claude Rains dans la dernière scène de Casablanca. Pas de doute, une belle amitié était née. Et pas question de la laisser gâcher par le refus d’un simple roman.
Depuis, AMM a publié en France tous mes romans suivants, mais cette fois, plus besoin de tirer une morale de cette nouvelle histoire.



1 commentaire:

sur les traces de notre enfance a dit…

C'est beau comme un roman !