Free Blog Counter

Texte inédit de Stéphane Dovert



Rêves d'Asie

Je suis spécialiste de l’Asie du Sud-Est : l’affaire est entendue. J’y ai vécu presque vingt ans et j’y ai noirci de nombreux carnets de recherche qui sont devenus autant de livres. L’honorable lecteur de ce blog consacré à la littérature pourrait donc être tenté de se demander, comme ça, en passant, pour changer un peu des belles lettres, ce qu’un spécialiste de l’Asie du Sud-Est aurait à dire sur l’actualité des pays qu’il étudie. Après tout c’est son boulot de les connaître et il n’a pas fait toutes ces années d’études pour se taire lorsque les balles sifflent, les cadenas se ferment ou les compagnies pétrolières collaborent avec des régimes indignes. Bien sûr ce ne sont que des exemples, mais puisqu’on en parle dans la presse, il revient à l’orientaliste de témoigner au nom du droit à l’information de ceux qui n’en ont pas forcément l’usage mais qui peuvent nourrir leur ego de leurs indignations à défaut de modifier la marche du monde.

Certains spécialistes s’acquittent avec célérité de leur tâche politico-médiatique. Ils prennent quelques risques au passage : celui de se voir priver des visas d’accès à leurs précieux terrains et celui, non négligeable, de voir leurs collègues moins aventureux leur reprocher cette faiblesse coupable (De la vulgarisation et de l’engagement ? Et pourquoi pas du french cancan pendant qu’on y est !). Chercheur, j’ai souvent levé très haut la jambe, camouflant parfois derrière un pseudonyme que je vous laisse le soin d’identifier des publications sur l’art et la manière pour les États de réprimer ceux de leurs citoyens qui n’avaient pas l’heur de leur plaire. Je m’en suis pris aux méchants pour défendre les gentils (les victimes appartiennent par définition à la seconde catégorie). C’est quelquefois un peu décourageant mais, l’un dans l’autre, c’est plutôt bon pour l’estime de soi.

Hélas, la morale est parfois espiègle et nous conduit à d’ironiques parties de cache-cache. Tenez, je vous en propose une petite. Imaginons (car bien sûr tout cela relève de la fiction, vous savez : « Toute ressemblance ou similitude avec… ») qu’une junte militaire ignoble (pléonasme) qui opprime sa population et enferme sa Prix Nobel de la Paix dispose dans son espace maritime de quantités importantes de gaz naturel. Disons que c’est injuste mais pas impossible. Prenons maintenant une grosse compagnie occidentale (disons même qu’elle est française, pour nous sensibiliser davantage à l’histoire) dont le boulot est d’exploiter du gaz. Postulons maintenant que ladite compagnie travaille préférentiellement dans les pays riches en hydrocarbures plutôt que dans ceux qui sont riches en démocratie. C’est ballot mais les deux cartes n’ont pas vraiment tendance à coïncider. Qu’est-ce qui se produit ? Je vous le donne en mille : la vilaine junte et la grosse compagnie s’associent pour faire fructifier leurs intérêts communs. Comme la vilaine junte ne se débrouille pas très bien en affaires (l’économie militaire est à l’économie ce que la musique militaire est à la musique), la compagnie négocie un contrat vraiment très joli. C’est un peu dommage pour la population du pays parce qu’elle bénéficiera moins de l’exploitation qu’elle aurait pu, mais comme de toute façon, on prend pour acquis qu’une vilaine junte est une vilaine junte, on postule, sans jamais se donner la peine de le vérifier, qu’elle utilise tout ce qu’on lui verse pour son seul profit.

La grosse compagnie s’installe et il lui faut un coup de main pour poser ses tuyaux. Les militaires du cru, comme ils le font tout le temps lorsqu’ils ont une bonne idée de terrassement, mobilisent la population pour faire le boulot. On ne lui demande pas à proprement parler son avis, à la population, mais comme de toute façon on ne le lui demande jamais… Il se trouve pourtant en Occident des gens très engagés pour s’émouvoir de tout ça. Ça n’empêche pas la compagnie de commencer à pomper et la vilaine junte de s’en réjouir à hauteur des dividendes qu’elle perçoit.

Reprenons notre histoire dix ans plus tard. Les romanciers partagent avec les chercheurs un penchant pour ce type d’ellipse. La grosse compagnie doit maintenant faire face à la concurrence de tout un tas de concurrentes auxquelles elle a ouvert la voie. C’est la foire d’empoigne sur les nouvelles concessions. Mais elle tient ferme les siennes. Satisfaite de son affaire qui, au total, vaut bien le PNB d’une île du Pacifique, elle a même décidé qu’elle ne devait pas être égoïste. Elle a ses œuvres. Elle distribue bon an mal an un million de dollars de gentillesse pour la santé, l’éducation et le bien manger des populations riveraines de ses installations, mais aussi des autres. Elle paye bien ses employés. Elle les forme. Elle les choie. Elle les promeut. Ce dévouement participe peut-être d’une politique de communication, allez savoir, mais il est incontestable. Pour autant il est toujours en Occident des esprits grincheux qui veulent lui faire plier bagage. Vous en êtes même peut-être. Mais que doit donc faire la grande compagnie ? Partir ? Répondez en votre âme et conscience, comme si vous étiez maître de tous les destins (c’est assez grisant de temps en temps) et consultez dans la foulée les résultats de notre grand test :

1 – Vous avez répondu qu’elle devait partir : bravo ! Vous avez gagné le prix des droits de l’homme. La vile compagnie va immédiatement vendre ses avoirs à une collègue asiatique (elles n’attendent que ça) réalisant au passage une très confortable plus-value. Finie la politique modèle de gestion des ressources humaines. Envolés les centaines de milliers de dollars annuels pour les riverains ; oubliée la lutte contre le sida et la cécité. Les compagnies pétrolières de la région n’ont pas besoin de tout ça pour se sentir à l’aise dans leur activité. Bref : vous provoquez le malheur de beaucoup au nom de valeurs morales qui ne vous coûtent rien ; le tout pour un résultat nul.

2 – Vous avez répondu que la grande compagnie devait rester. Bravo ! Vous avez gagné le prix de l’éthique sociale et du pragmatisme. Vous avez prouvé du même coup qu’on pouvait rafler la mise en faisant oublier ses vilenies initiales par des avantages comparatifs hors de proportion avec les profits dégagés. Bref : vous avez démontré que le crime paye.

3 – Vous avez refusé de vous prononcer. Bravo, c’était à la fois lâche et malin, mais ça ne vous empêche pas d’utiliser plein d’hydrocarbures avec votre mode de vie prédateur. Vous rendez ainsi les agissements de la grosse compagnie, et de toutes ses collègues, indispensables.

Merci d’avoir joué avec nous.

Et moi, dans tout ça. Eh bien moi, j’aime bien les belles histoires inextricables. C’est vraiment bien d’être romancier. Avec des scénarios de fiction pareils, vous reconnaîtrez que ça serait bête de s’intéresser à la réalité.

Stéphane Dovert, le 21 septembre 2009


Lire la suite

chronique de Luis Sepúlveda


Vies de chiens

Les deux histoires suivantes, rigoureusement vraies, concernent des chiens particuliers, des chiens originaux, sans race définie, des chiens débrouillards qui dorment n’importe où et sont des monuments de petite liberté sur quatre pattes.
La première parle d’une chienne qui a fait les gros titres des journaux espagnols. Pendant onze ans, la fourrière, la société protectrice des animaux, la garde civile, la police autonome du pays basque et plusieurs douzaines de volontaires de San Sébastian tentèrent sans succès d’attraper cette chienne marron, aux longues oreilles et au regard triste qui trainait dans la station balnéaire de La Concha, le quartier des tapas et le marché de cette belle ville basque. Elle n’avait pas de nom mais on l’appelait La Negra. Elle n’était ni grosse ni maigre, n’aboyait pas après les passants et avait l’habitude de s’asseoir à la porte des bars ou aux terrasses des cafés en espérant qu’on lui jette un reste de jambon, une gamba méprisée et, avec un peu de chance, un morceau de viande.
Elle ne mendiait pas et ne jetait pas des regards affamés. Elle attendait tout simplement et remerciait les gens de leur générosité en agitant légèrement la queue. Un jour, quelqu’un dit qu’elle montrait certaines caractéristiques de la race labrador et, pendant onze ans, La Negra s’est amusée à courir près des cyclistes quand le Tour d’Espagne passait par le pays basque ou à marcher au premier rang des manifestations contre la violence criminelle de l’E.T.A.
En certaines occasions ceux qui avaient l’intention de l’attraper pour l’emmener en lieu sûr faillirent y parvenir mais La Negra échappait à leurs lassos et à leurs filets et, une fois à l’abri, elle aboyait, heureuse d’être en liberté vagabonde et libre.
La vie des chiens est courte, ils vieillissent d’un coup, deviennent lents, maladroits, perdent leur flair et leur vue. C’est ce qui se passa pour La Negra et un après-midi d’août, elle ne put échapper au filet lancé par les employés municipaux mais sa capture eut lieu devant des témoins et ceux-ci se mirent à appeler la mairie pour savoir ce qui était arrivé à La Negra. Devant une telle insistance, on l’emmena le lendemain dans un refuge de la SPA. Jamais une chienne ne fit l’objet d’autant de demandes d’adoption, tous les habitants de San Sébastian semblaient vouloir la prendre en charge, et la conséquence d’une telle popularité fut que sa captivité ne dura pas plus de deux jours. Débarrassé de ses parasites, lavée et joyeuse elle fut remise à une famille qui refusa de changer ses habitudes et La Negra continue aujourd’hui à se promener sur La Concha, trotte à côté des cyclistes, amuse les touristes et arbore autour de son cou la sécurité d’un collier qui fait d’elle une chienne avec un domicile connu.
L’autre animal, un petit chien appelé Chiquito n’a pas eu autant de chance. Il y a sept ans alors qu’il déambulait dans le centre de Santa Fe, en Argentine, il eut la mauvaise idée de mettre son nez dans un sac en plastique qui avait un propriétaire, un type irascible qui, après avoir acheté quelques kilos de viande pour un barbecue, s’était arrêté à la terrasse d’un café pour boire quelques bières en laissant le sac en plastique par terre. Chiquito ne vola pas la viande, ne la goûta pas, il se contenta de la flairer mais cela suffit pour que le type lui balance deux coups de pied. Chiquito se défendit et, même s’il ne parvint pas à le mordre, lui déchira le pantalon.
Chiquito fut capturé par la police et l’énergumène au pantalon déchiré exigea qu’on le tue. Les policiers de Santa Fe refusèrent de l’abattre alors le type porta l’affaire devant la justice.
Un procès eut lieu. Chiquito fut déclaré coupable d’avoir blessé légèrement le misérable qui l’avait agressé et passa six ans en prison dans un commissariat. Tout récemment la page « Liberté pour Chiquito » de Facebook affichait des milliers de signatures demandant sa liberté ou un procès équitable.
Chiquito est mort en prison, à dix huit ans. Les policiers qui s’occupaient de lui assuraient que, jusqu’au dernier jour, il regardait la rue et soupirait avec la tristesse pleine de dignité de ce qui savent perdre.
J’ai deux bergers allemands, Zarko et Laika. Assis parfois avec eux dans le jardin, je leur raconte des histoires. Celle de La Negra leur a plu mais je ne sais pas si je leur raconterai un jour celle de Chiquito.



Lire la suite

chronique de Luis Sepúlveda


La télévision, ce véhicule culturel

En triant le genre de vieux papiers qu’on garde sans savoir pourquoi, j’ai trouvé mon contrat de travail avec une chaîne de télévision de Guayaquil, établi en 1978, il y a plus de trente ans. Ce document stipulait que j’étais engagé, ainsi que mon ami Jorge Guerra, l’inoubliable Pin Pon, « pour concevoir une grille de programme d’un niveau culturel élevé en accord avec le principal l’objectif de la télévision : être un véhicule culturel ».
Un véhicule est un objet capable de voler, de se déplacer sur des rails, sur l’eau et sur les routes en transportant des personnes ou des choses. Il peut aussi ne pas avoir de forme définie et naviguer à travers les ondes. Le concepteur des programmes de télévision devient ainsi une sorte d’ingénieur chargé d’imaginer un véhicule susceptible d’aller dans une direction déterminée, c'est-à-dire en avant, en arrière, en haut, en bas, sur côtés ; des possibilités de mouvement nombreuses et très stimulantes. C’est ce que nous pensions, mon ami Jorge Guerra et moi, pendant notre voyage de Quito à Guayaquil, dans ce pays appelé l’Equateur qui fut l’un des points de chute de nos exils respectifs.


Dans cette chaîne de télévision on pouvait voir la mire et puis, à partir de midi, les programmes se succédaient jusqu’à deux heures du matin. Le drapeau équatorien apparaissait alors, l’hymne national se faisait entendre après quoi la mire remplissait de nouveau l’écran jusqu’au lendemain. Nous devions donc couvrir quatorze heures d’émissions culturelles et un pareil défi nous a rempli d’enthousiasme pendant que nous dégustions, à la gare routière, les bananes frites et le café amer et fort du petit déjeuner. Nous devions prendre en considération les deux plages d’information, d’une demie heure chacune, ce qui nous laissait treize heures à remplir de culture, nous dit-on dans les bureaux de la chaîne mais un directeur nous rappela qu’il y avait des spots publicitaires d’une durée de quinze minutes entre les différentes émissions et nous recommanda de ne pas oublier les deux heures d’informations sportives suivant les journaux télévisés ni l’espace spirituel acheté par l’église catholique et encore moins les soixante minutes de L’Heure du Seigneur de l’Eglise évangéliste Jésus Christ des Saints des Derniers Jours.
Ni Jorge Guerra ni moi n’étions des génies des mathématiques mais, après un rapide calcul, nous avons estimé que nous disposions d’environ sept heures de programmation culturelle à combler. Le défi restait très stimulant.
La première chose que nous avons prévue était un espace consacré aux enfants, entre six et sept heures de l’après-midi. Le merveilleux Pin Pon allait conquérir les petits équatoriens lui qui avait appris à se laver les dents à des millions de gamins chiliens, à faire la différence entre la vérité et la mystification, à reconnaître les notes de musique et à savoir que la pluralité chromatique qui embellit la vie naît des trois couleurs primaires. C’est ce que nous pensions et, pleins d’enthousiasme, nous avons ajouté une émission qui s’appellerait Après Midi au Cinéma pendant laquelle on projetterait tous les jours un film latino américain précédé de dix minutes de commentaires. Pour le dimanche après-midi et parce que nous étions tous les deux fanas des films avec Jean Gabin, Lino Ventura et Alain Delon, nous avons imaginé une émission consacrée au cinéma français intitulée L’Ecran (nous étions très francophiles). Et pour finir, un programme consacré aux livres, un autre aux grands documentaires historiques et, cerise sur le gâteau, un concours pour scénaristes de feuilletons.
Les directeurs ont trouvé ça très bien, c’est du moins ce qu’ils ont dit avant de nous indiquer qu’entre les journaux télévisés et les émissions religieuses, il y avait plusieurs concours de danse, un autre pour l’élection de Miss Equateur et aussi des séries nord-américaines comme Bonanza, Star Trek, Des agents très spéciaux, Ma sorcière bien aimée, Le Grand Chaparral et les Incorruptibles.
Le défi perdait de son ampleur mais restait stimulant aussi, pour nous éviter de longues discussions, nous avons demandé de combien d’espace nous disposions.
L’un des directeurs s’est gratté la tête avant de répondre qu’en fait il s’agissait d’imaginer une émission de quinze minutes proposant des questions avec trois réponses possibles, deux mauvaises et une bonne. Il pourrait s’intituler Vous êtes incollable, serait sponsorisé par « Durán électroménager » et les concurrents gagneraient chaque semaine un rasoir électrique. Les questions, d’un contenu culturel élevé, devraient porter sur des sujets que les gens connaissaient plus ou moins car la culture doit aider le public à se sentir bien et non à se compliquer la vie. Si cela nous semblait judicieux, ce programme passerait juste avant la fin des émissions, à une heure quarante cinq du matin, sauf en cas de retransmission d’une partie de foot importante.
Curieusement, ni Jorge Guerra ni moi n’avons haï la télévision après cette entrevue. Nous sommes revenus à Quito, nous avons conçu pour une autre chaîne aux intentions moins prétentieuses une émission qui mélangeait les genres, une sorte de feuilleton humoristique intitulé Dans l’intimité de la Famille Chiriboga mais il n’a pas duré longtemps car les personnages s’obstinaient à se moquer du gouvernement.
Peu de temps après, Jorge Guerra est parti à Cuba où Pin Pon, son personnage, a fait les délices de deux générations de petits cubains et j’ai, moi aussi, poursuivi ma route.
Jorge Guerra est rentré au Chili en 1988 où il a lutté à sa manière pour renverser la dictature. Pin Pon, son personnage d’éternel enfant, a semé l’agitation dans les bidonvilles, est monté sur les barricades et puis nous nous sommes retrouvés en 1998 autour d’une bouteille de vin qui nous a rappelé nos années d’exil équatorien avec attendrissement.
Mon ami est mort au Chili, en février de cette année, et je le sens à mes côtés tandis que je regarde le vieux document qui nous a fait rêver d’être les génies de la télévision.


Lire la suite

A paraître le 20 août MANITUANA, l’épopée de l’Indépendance des Etats-Unis dans la version des vaincus



Par le collectif italien Wu Ming - Prix Sergio Leone 2007, Prix Salgari du roman d’aventure 2008. Dans ce livre, best-seller en Italie et ailleurs, le collectif de cinq auteurs italiens dénommé Wu Ming allie le souffle des grands récits épiques aux ressorts palpitants du roman-feuilleton pour nous raconter la naissance des États-Unis d’Amérique vue du côté des perdants de l’Histoire.


En 1775, il existait dans la vallée du fleuve Mohawk un monde métis, baptisé Iroquirlande, où six tribus iroquoises avaient tissé des liens de sang avec des Écossais et des Irlandais sous la protection de Sir William Johnson, commissaire des Affaires indiennes. Maintenant les terres ancestrales sont menacées par l’avidité des colons qui veulent se libérer de la couronne d’Angleterre. La guerre arrive de Boston et se rapproche, de vieux liens se rompent et la terre devient le théâtre de scènes d’horreur. Le chef de guerre Joseph Brant Thayendenaga essaiera d’en appeler au roi, il ira à Londres avec Philip, dit le Grand Diable, guerrier mohawk redouté et lecteur de Shakespeare, Peter, l’adolescent peau-rouge qui joue du violon et combattra dans les armées du roi, Esther qui a le don des visions comme sa tante Molly, la mère des nations iroquoises.
Lire la suite




Le matin elle pouvait entendre la terre respirer…
L’après-midi elle entendait l’herbe pousser…
Le soir elle voyait où le vent allait se reposer.


Beaucoup de choses invisibles sont pourtant aussi claires que la calligraphie. A cet endroit on trouve d’incroyables cascades et forêts, un endroit que les gens appellent Manituana, le jardin des belles âmes. Lorsque qu’on y pose son regard on comprend pourquoi il s’appelle ainsi tant il y a de verdure, de l’eau. La vie est là.
Ce conte se passe au milieu de l’Atlantique, dans une vallée où coule une rivière. Le début de la révolution créa l’Amérique. Ce conte se passe du mauvais côté de l’histoire mais tout y est encore possible.


Lire la suite

Chronique de Luis Sepúlveda


QUI ETES-VOUS ?

Quand je dis « moi aussi je suis journaliste », je le fais avec beaucoup d’humilité car il me revient en mémoire une vaste galerie de photographies où se trouvent les visages de Juan Pablo Cárdenas, un grand journaliste et, de ce fait, otage personnel de Pinochet, de Pepe Carrasco assassiné par Pinochet pour cette même raison, de Rodolpho Walsh, écrivain et grand journaliste, assassiné par la dictature argentine, de José Luis Lopéz de la Calle, grand journaliste assassiné par l’ETA. A ceux-ci viennent s’ajouter d’autres illustres collègues de la corporation rencontrés sur mon chemin c’est pourquoi quand je dis « moi aussi je suis journaliste », je le dis avec fierté mais ma fierté est de courte durée car la profession est en pleine décadence.

Lire la suite

chronique de Luis Sepúlveda


Observations sur l’intellectualité

Mon ami Miguel Rojo n’est pas seulement un type formidable chez qui on mange le meilleur agneau d’Espagne, c’est aussi un écrivain doué d’un talent inégalable pour surprendre l’intellectualité.
A une certaine occasion, il assista à un cycle de conférences au cours desquelles un groupe d’écrivains, qui préféraient se définir comme des intellectuels, décrivaient en détail les belles et puissantes raisons qui les avaient amenés, pour le meilleur et pour le pire, à la littérature – eux préféraient dire “à l’intellectualité”. Tous sans exception parlaient de la formidable bibliothèque de leur maison paternelle et racontaient leurs aventures de lecteurs précoces qui, avant même d’aller à l’école, possédaient une connaissance assez approfondie des classiques – Cervantès, Shakespeare, Molière –, leurs amis d’enfance ou leurs “petits camarades”, comme ils les appelaient.

Lire la suite

Lire la suite

Chronique de Luis Sepúlveda


Histoire de deux tragédies

Fin janvier, à Bogotá, un individu appelé Harold Vera a passé les portes d’une clinique de chirurgie esthétique. Il amenait une très jolie fille de Tolima, Edna Patricia Espinoza, dix-neuf ans, longue chevelure noire et mère d’une fillette de trois ans. C’était une “Miss”, c’est-à-dire une gamine pauvre avec un joli corps à proposer au plus offrant. Edna Patricia était Miss Tanga 2008, et c’est dans cette même clinique qu’on lui avait déjà refait le nez et implanté les seins énormes qui gonflaient son corsage.
Fin janvier, à Bogotá toujours, à quelques jours de son cinquantième anniversaire, le millionnaire Andrés Piedrahita buvait lentement un jus de fruits aussi amer que son sort : le groupe économique qu’il présidait, Fairfield Greenwich, avait perdu 7 500 millions de dollars appartenant à ses clients du monde entier, dans l’escroquerie montée à Wall Street par Bernard Madoff. Ce qui rendait son jus de fruits amer, c’était qu’aucun de ses clients ne savait que les fonds qu’ils lui avaient confiés s’étaient volatilisés.

Lire la suite

Lire la suite
Tout au long de 2009 nous allons fêter les 30 ans de notre maison d’édition et nous avons décidé de partager avec les lecteurs de nos livres un certain nombre d’informations, d’histoires, de débats qui font la vie de la maison et tissent les relations avec nos auteurs et tous ceux qui travaillent à les faire arriver jusque dans les mains des lecteurs. Cet espace plus souple à manier que notre site veut en être le complément et surtout établir un contact direct avec vous et connaitre vos opinions.

Lire la suite

Et l'auteur créa la femme


BOOKLET NOS HEROINES

Et l’auteur créa la femme, il lui donna une existence qui renforce et éclaire la nôtre, accompagne un moment notre vie, habite notre imaginaire.

Voici une vingtaine de ces femmes d’encre et de papier qui viennent des quatre coins du monde, partagez quelques heures de lecture avec elles. Ce sont des femmes qui gagnent à être connues, qui ont déjà changé la vie de nombreux lecteurs et lectrices, les ont fait frissonner, pleurer ou rire. Ils ou elles en ont rêvé, en sont tombés amoureux ou les ont haïes, elles sont devenues leurs confidentes, les ont aidés à éclairer et à comprendre ce qu’ils ou elles ressentaient, ils ou elles ont vécu leurs vies. Leurs auteurs, en les créant, leur ont donné le meilleur de leur vie et de leur imagination.

Passez donc un week-end ou quelques heures avec elles pour découvrir des univers et des sentiments qui vont enrichir les vôtres.
Voir le Booklet

Lire la suite

Chronique de Luis Sepúlveda dans La Montagne


La malédiction de Somoza

Quelquefois, il se passe des choses qui ne me laissent pas dormir, elles me dérangent à n’importe quelle heure, m’empêchent de prêter attention à la conversation de mes amis et, quand cela arrive, il me faut m’asseoir et mettre de l’ordre, peu importe où et à quelle heure.
J’ai subi ma dernière attaque de ce genre à La Guajira, dans un lieu infernal de la Caraïbe colombienne du nom de Ríohacha un coin où on a du mal à arriver et où, une fois sur place, on découvre un monde sans autre loi que celle dictée par la nécessité de survivre.
Mes hôtes parlaient d’une criminalité effroyable, d’un commerce basé sur la contrebande de produits vénézuéliens et, pour seul attrait touristique, m’ont montré les centaines de taches noires qui parsemaient la route. Taches laissées par les centaines de voitures qui, une fois débarrassées de leurs sièges arrières, sont utilisées pour amener en fraude de l’essence du Venezuela. Quelquefois elles brulent à cause d’un fumeur irresponsable, d’un simple cahot du chemin ou encore après une rafale tirée depuis le véhicule d’un concurrent. Et les chauffeurs grillent jusqu’à ce que quelqu’un se risque à recueillir leurs restes en grattant l’asphalte avec une pelle.
Précisons qu’il n’existe pas une seule station service légale à Ríohacha et que la plupart des véhicules en circulation portent des plaques d’immatriculation bicolores et criardes. Ces voitures, le plus souvent volées, sont amenées en contrebande du Venezuela et, pour essayer de les contrôler, les autorités colombiennes leur délivrent des plaques qui leur permettent de circuler exclusivement sous le soleil torride de La Guajira.
Tout cela est normal dans un territoire sans loi, trop éloigné de l’élégante Bogota et fait partie de l’ensemble du paysage d’une Caraïbe condamnée à l’immobilisme. Soudain mes hôtes ont décidé de me montrer une autre réalité et m’ont conduit jusqu’à Cerrajón, la mine de charbon à ciel ouvert la plus grande du monde, « L’Enclave », comme on l’appelle ici.
Le chemin s’améliore considérablement au fil des kilomètres, un chemin privé, bien sûr, et au bout de deux heures de route L’Enclave apparaît comme une ville radieuse peuplée de quakers, de mormons, de témoins de Jehova ou de toute autre groupe d’hommes bons, chastes et saints au plus haut point. A L’Enclave, la criminalité n’existe pas, la paix sociale règne, les maisons genre Salt Lake sont équipées d’air conditionné, de moustiquaires, il y a des piscines, des terrains de sport, des gymnases, des supermarchés, des écoles accueillantes.
Pendant notre visite, on me raconte qu’avant de commencer à exploiter un filon, des mains compatissantes débarrassent l’endroit de tous les animaux, y compris les crocodiles et les serpents, d’autres enlèvent le tapis végétal et, plus tard, les arbres et les plantes. Tout cela est transporté dans un centre de protection écologique et, l’extraction du charbon une fois terminée, on ramène le tout, animaux, arbres et plantes, depuis cette arche de Noé temporaire jusqu’à son lieu d’origine. Ni vu ni connu, l’exploitation minière n’a pas entraîné le moindre dommage. Pas de grèves à L’Enclave, les mineurs sont heureux, me dit-on, mais il est absolument interdit de s’entretenir avec eux. Tout le monde s’aime à L’Enclave.
J’ai eu l’idée de demander à qui appartenait ces terres riches en charbon, principalement destiné à l’Europe. Ma question a provoqué un silence embarrassé puis quelqu’un a murmuré : je ne sais pas mais les indiens Waayú posent parfois des problèmes sous prétexte que ces terres leur appartenaient avant l’arrivée des conquistadors. Ce sont en tous cas des problèmes sans importance.
J’ai quitté L’Enclave en me demandant pourquoi on ne confiait pas à cette entreprise modèle toute l’administration de la Colombie et pourquoi pas aussi tout le continent pour en faire une énorme enclave heureuse et éternellement souriante et cette question m’a poussé à m’asseoir sur la Place d’Armes de Linares, dix mille kilomètres plus bas, dans le Sud du monde.
J’étais plongé dans mes réflexions quand un passant, intéressé par mon silence, m’a demandé si je me trouvais là à cause de Somoza. Ne sachant pas de quoi diable il me parlait, je l’ai prié d’être plus clair et il m’a raconté ce qui suit :
- Il y avait ici un évêque, Somoza, auquel aucune femme ne pouvait échapper. Célibataires, mariées, veuves, grosses ou maigres, elles finissaient toutes dans la couche épiscopale et ces délicieux exercices spirituels mettaient les hommes au comble de la fureur. Le Vatican est intervenu et monseigneur Somoza a été envoyé dans une mission, en Afrique ou en Chine, allez donc savoir. Avant de partir, il s’est planté au milieu de cette même place et a maudit tous les hommes de Linares, ses cocus et ses ingrats. Pour finir, il a prophétisé que les quatre coins de la place prendraient feu et qu’alors on penserait à lui avec terreur. Et c’est ce qui s’est passé : d’abord c’est le coin du centre social qui a flambé et on a été privé du meilleur endroit où manger, puis le coin du cinéma et adieu les films de Greta Garbo, ensuite celui de la cathédrale, au milieu des soupirs des bigotes qui regardaient les flammes en pensant à l’évêque et, finalement, le coin du palais de justice, juste avant un procès très important qui devait se terminer par l’adjudication des terres à une entreprise minière. Tout à brulé, pas un document n’y a échappé et l’entreprise a abandonné l’idée de s’installer dans la région.
Je ne sais pas pourquoi je lui ai demandé si cette entreprise se consacrait à l’exploitation du charbon.
- Oui, m’a répondu l’homme, elle possède des mines importantes en Colombie.
A ce moment-là tout s’est remis en place, la vie et les idées concordaient de nouveau ; Dieu n’existe pas mais il y a des évêques qui nous donnent un coup de pouce.
Traduit par Bertille Hausberg

Lire la suite