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Textes inédits issus du catalogue 30 ans

Le jour où Indiana Jones n'est pas arrivé à la gare Montparnasse
Luis Sepúlveda




Dix-sept ans ont passé depuis ce moment où je sortais d’une maladie qui avait été sur le point de : a) m’envoyer ad patres ou b) me clouer dans un fauteuil roulant.
Quand j’étais l’hôte de la prison de Temuco au Chili j’avais contracté la tuberculose, une maladie très littéraire, mais comme j’étais un type robuste je n’avais manifesté aucun symptôme, jusqu’à ce que, des années plus tard, elle se transforme en une tuberculose osseuse qui dévorait ma colonne vertébrale.
A l’hôpital où je me remettais lentement, ma plus grande occupation consistait à jouer aux cartes avec mes trois fils, nés en Allemagne, et quand j’étais seul je regardais les lumières du port depuis mon lit et je me disais que la vie était encore très belle. J’aimais Hambourg, j’avais une famille et de plus j’avais écrit mon premier roman, Le Vieux qui lisait des romans d’amour, livre qui était arrivé jusqu’à une éditrice française disposée à le publier.
Un jour de printemps j’ai quitté l’hôpital. Je marchais en m’aidant de deux cannes et mon dos était maintenu par un corset d’acier qui me donnait un air de Frankenstein prétentieux. Les médecins m’avaient interdit de voyager, de soulever des poids, de me pencher, et je devais toujours rester à proximité d’un hôpital en cas d’urgence. C’est alors qu’arriva une lettre d’AMM m’invitant au festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo pour présenter la version française de mon roman.
Quand j’ai annoncé au bon docteur Schönberg ma décision d’aller à Paris et de là en Bretagne, le dialogue entre le médecin et son patient s’est transformé en un chapelet d’insultes mutuelles, qui n’ont cependant pas affecté notre amitié.
Pendant le vol de Hambourg à Paris, je me demandais à quoi ressemblerait mon éditrice, je n’avais jamais vu de photo d’elle et dans mon imagination d’homme sortant d’une tuberculose, une éditrice était nécessairement une dame grassouillette portant des lunettes et, je ne m’explique toujours pas pourquoi, dégageant une indéniable odeur de café. Une éditrice selon ma perception d’alors devait toujours être assise derrière une montagne de manuscrits, et dans le cas d’une éditrice française mon imaginaire indiquait qu’il devait nécessairement y avoir dans son bureau une photo dédicacée de Hemingway, et qu’au fil du temps elle m’avouerait une histoire d’amour secrète avec le grand écrivain.
Comme tous les écrivains – ceux qui le nient sont des hypocrites –, je rêvais de voir mes livres traduits en français et publiés en France. Une autre préoccupation récurrente était de rêver au nom de mon éditeur, éditrice, et à celui de la maison d’édition. J’avais entre autres projets de vie de refuser systématiquement de publier des livres dans des maisons d’édition portant des noms peu littéraires : « Éditions de la Grenouille », « La Plume de sang » et des choses dans ce genre. En réalité le nom de Anne Marie Métailié me paraissait chan tant, mystérieux, très littéraire, et celui de la maison, Éditions Métailié, me donnait un frisson de satisfaction chaque fois que je le prononçais.
Peu avant l’atterrissage à Paris j’avais décidé que mon éditrice devait être une femme très fortunée habitant une belle maison entourée de brume près de la mer. Peut-être l’héritière de quelque famille noble qui sacrifiait sa fortune au mécénat littéraire.
À l’hôtel j’ai rencontré des gens que je connaissais de nom : les Mexicains Eraclio Zepeda et José Agustin. Quand je me suis approché d’eux, appuyé sur mes cannes, raide comme un poteau télégraphique, et que je me suis présenté, j’ai remarqué qu’ils m’observaient avec un trouble impossible à dissimuler.
J’ai bu avec eux mon premier verre de vin depuis sept mois et, me sentant en confiance, je leur ai demandé ce qui avait bien pu les déconcerter.
Ils m’ont répondu qu’avec une vie aussi agitée que la mienne, un type qui avait été guérillero, marin, avait pratiqué plusieurs autres disciplines fâchées avec la littérature, devait forcément ressembler à Indiana Jones et non à un vétéran prématurément déglingué. Le lendemain j’avais rendez-vous avec AMM. Nous devions nous rencontrer directement sur le quai du train pour la Bretagne. Je marchais avec mes cannes en cherchant une dame avec un aspect indéfinissable d’éditrice et j’espérais que si elle attendait Indiana Jones, mon aspect ne la décevrait pas. Soudain j’ai vu une très belle femme, aux yeux verts intenses, habillée d’une façon qui m’a mis à l’aise car son allure invitait aux barricades. Elle portait un blouson en cuir, comme ceux qu’on recommandait pour les combats de rue des années 70, car ils amortissaient les coups de matraque de la police, résistaient à l’eau des canons anti-émeutes et protégeaient du froid dans les cellules où on finissait en général. Mais cette femme arrivait à rendre le blouson élégant, peut-être majestueux, et j’ai immédiatement su que c’était mon éditrice, et qu’elle allait être mon éditrice et mon amie pour le reste de ma vie.
Il n’y a pas eu de déception dans son regard, ou s’il y en eut elle a très bien su le cacher, ou peut-être n’attendait-elle pas Indiana Jones.
Je me souviens que dans le train et plus tard à Saint-Malo nous avons parlé de tout, de livres, d’autres auteurs, et, tout en profitant de la formidable hospitalité bretonne, elle se révéla – c’est l’opinion unanime de tous les Latino-Américains qui étaient là – une amie solidaire, fraternelle, gaie et bonne connaisseuse de ce que nous écrivons, nous qui sommes nés de l’autre côté de la grande mare.
De nombreuses années ont passé, c’est vrai, mais chaque fois qu’on me demande « Qui te publie en France ? », je bombe le torse, une voix de chanteur de tango me vient aux lèvres, dans le genre Goyaneche « le polac », et je dis « Éditions Métailié » avec satis faction et fierté, car c’est une véritable fierté de faire partie de « l’écurie » d’Anne Marie.
Elle a publié toute mon œuvre, elle m’a offert son amitié, mais ce dont je la remercie surtout, c’est d’avoir été implacable à l’heure si nécessaire de la critique. Et tout cela a commencé le jour où Indiana Jones n’est pas arrivé à la gare Montparnasse.


1 commentaire:

sur les traces de notre enfance a dit…

Merci à l'univers d'avoir crée LUIS SEPULVEDA.
Et merci aussi pour ANNE MARIE METAILLE qui nous a permis de le lire.
J'attends le dernier opus avec impatience.
Je me souviendrai toute ma vie du jour où j'ai lu le début du "Neveu d'Amérique". J'ai arrêté ma lecture à la fin du premier chapitre et je me suis procurée TOUS ses livres pour ne pas rester sur une frustrastion en refermant le premier.
J'avais aimé longtemps avant "Le vieux qui lisait des romans d'amour", mais c'était lié à un ami équatorien et cela avait pris le dessus sur l'auteur.

Depuis mon compagnon et moi nous sommes la bibliothèque Sépulvédienne.
Les livres circulent...
Dans le coin perdu de campagne où nous habitons la moitié de l'année, nous sommes un petit noyaux d'anciens militants de causes que certains définissent comme perdues.
Je suis d'accord avec el compañero Luis quand il dit que seuls les perdants sont gagnants, parce qu'ils n'ont pas trahis leurs idéaux.

Quand je n'ai pas le moral, j'attrape "Hot line" et l'éclat de rire ne tarde pas.

Trève de plaisanteries. Luis tu es une des personnes que j'admire, en tant qu'individu, en tant qu'écrivain. Tu n'es pas en mauvaise compagnie avec entre autre Carmen Castillo...

Je militais à la Ligue dans l'après 68, je me souviens de camarades qui rentraient du Chili et n'ont même pas eu le temps de parler de ce qu'ils avaient vécu parce que le Golpe est arrivé. Ce fût une pluie de cendres qui a tout recouvert.

Longue vie à toi. Si tu n'existais pas je me demande si quelqu'un serait à la hauteur pour réussir à t'inventer.

Chaque mois je vais voir dans "La Montagne" si une nouvelle chronique est arrivée et je fais circuler la bonne nouvelle.

Hasta luegito
Anne Coulomb