Liens de familleLídia JorgeÀ l’autre bout du fil, quelqu’un me demandait d’écrire quelques lignes sur les éditeurs et les écrivains, leurs relations de vie commune ou de dissidence, une courte page, peut-être deux, quelque chose de rapide, de simple, et moi, au lieu d’évaluer ce qui s’était passé entre Gutenberg et Marconi, j’ai abandonné ce vaste monde et j’ai commencé à penser à ce jour où je suis montée dans l’ascenseur du 225 boulevard Saint-Germain, au moment précis où Marie-Ange Masson Mosca m’a priée de m’asseoir en face d’elle et au fil de ses mots se tissait ma future relation avec les Éditions Métailié, une étreinte qui continue encore comme un lien, non comme une contrainte. Mais cette histoire a déjà été racontée, c’est l’histoire d’une relation avec quelque chose d’idéal et d’irréel, tant elle est profonde et forte, je ne vais pas la raconter à nouveau.
Elle doit rester appuyée sur les livres, se nourrir de liqueur du temps et prendre les ailes tissées par l’amitié sans ostentation. Avec fermeté je ne dirai rien sur cette histoire, c’est ce que je pensais pendant que quelqu’un à l’autre bout du fil parlait des mythes qui se répandent aujourd’hui, ceux qui couvrent de glace les relations entre les maisons d’édition et leurs auteurs, par hypothèses aussi glacées qu’elles.
Ainsi, tandis que là-bas quelqu’un parlait de froideur, lames, couteaux, morceaux de verre, renvois, coupes, abandons, modernes légendes tragiques entre éditeurs et écrivains, je pensais à ce jour du printemps 2001, à Francfort, où Ray-Güde Mertin m’a accompagnée dans les bureaux de Suhrkamp pour rencontrer Siegfried Unseld, et sur le chemin nous avons volé dans un jardin public un bouquet de fleurs. Je pensais à cet instant où quelqu’un est venu me murmurer que je ne serais reçue qu’une minute, deux minutes, pas plus, et M. Unseld ne se lèverait pas, il resterait assis, une minute, deux minutes pas plus, et Ray resta pour m’attendre et je suis entrée, et M. Unseld s’est levé, et je ne me suis pas assise malgré son geste, et nous sommes restés l’un en face de l’autre à échanger des salutations, sachant que nous étions en train de nous dire au revoir pour toujours, nous qui avions parlé de Catulle et des femmes, de Goethe et des herbes qui composaient sa nourriture préférée, ou de Thomas Bernhard en vacances au Portugal, et maintenant nous avions des mots urgents à nous dire et nous ne les dirions plus, car tout avait cessé d’être urgent, jusqu’à ce qu’il me dise You will… et j’ai dit I’m not sure I will… cinq minutes étaient passées et il ne s’était pas assis et je ne m’étais pas assise, quelqu’un a frappé à la porte, il a parlé en allemand, et je me suis retournée sans lui tendre la main. Oui, je sais que derrière ma relation avec Siegried Unseld il y avait toute une chaîne de gens, je savais que d’autres m’avaient amenée jusqu’à lui, mais c’est de lui que je suis en train de parler, quelqu’un qui a donné sa vie pour la littérature allemande et pour la littérature du monde. Je n’ai jamais su où j’avais laissé les fleurs, si je les lui avais données, si je les avais perdues dans le couloir. Peu importe. L’important c’est de ne pas donner aux adolescents l’idée que dans ce monde tout est régi par la froideur, les lames, les couteaux, les morceaux de verre, surtout dans un domaine où, en principe, se tisse le contraire.
C’est à cela que je pensais pendant que de l’autre côté quelqu’un me parlait de l’image qui circule parmi les jeunes gens des lycées sur la force de l’argent et des affaires. Ce qu’on raconte sur les éditeurs, ces exploiteurs des gains des autres, ces usurpateurs des talents des autres, ces avares qui seront expulsés par saint Pierre de tout endroit ressemblant au paradis. Romantiques, ces jeunes gens des lycées, fiers de pouvoir revendiquer un ordre protecteur pour les créateurs. Ils ont raison. Malheureusement cela existe, l’histoire en est pleine. Cela touche tout le monde. Mais à l’opposé, je pensais à Dorotea Bromberg ce soir-là à Stockholm, où je l’ai vue marcher sous la neige en tirant un chariot plein de livres. Elle-même, l’éditrice de plusieurs prix Nobel, elle-même, elle a placé les livres sur la table, les a exposés, les a vendus, a rangé ceux qui restaient, a poussé le chariot tout au long de la rue couverte de neige, et moi qui la suivais, pour voir comment elle les mettait dans le coffre de sa voiture, je pensais à sa distinction, à son respect pour les auteurs, à sa complicité, à leur défense, à sa lutte pour des histoires venues de loin. Quelques histoires portugaises que Dorotea pensait que les Suédois devaient connaître. Seulement cela. C’est pourquoi j’aurais aimé filmer cette rencontre avec Dorotea au milieu des livres, pour la montrer aux adolescents, pour qu’ils sachent que tout n’est pas un réfrigérateur où notre cœur est conservé pour ensuite être mangé. Ah ! Si j’avais filmé ! Si j’avais filmé le visage de Menakhem Perry quand il explique pourquoi il choisit certains livres, et de Christopher MacLehose, et d’Adolfo García Ortega, et de Luciana Villas Boas, juste pour dire aux lycéens de rester calmes, tout n’est pas que gestion et pourcentage, il y a des gens qui ne dorment pas à cause d’une bonne histoire, d’un beau livre, d’une bonne phrase, d’une pensée. Il y a des éditeurs qui tombent amoureux d’une pensée, pour laquelle ils peuvent faire le tour du monde, et en cela ils sont les jumeaux des écrivains. Ce sont eux qui placent dans les mains des lecteurs le livre que tu écris à ta table de travail.
Oui, de l’autre côté quelqu’un suggérait une, deux pages sur cette idée que l’édition est devenue une station balnéaire et que l’éditeur est un Mister qui ne recherche que les bons coups. Et parfois on a cette impression, mais si tout était comme ça, si dans ce jeu il n’y avait que les bons coups qui comptaient, il n’aurait pas été possible qu’existe ce moment où, depuis Barcelone, à presque minuit, Nelson de Matos a fait arrêter les machines de l’imprimerie à Lisbonne, parce qu’il a vu que je n’étais pas sûre du titre qui était en cours d’impression. Oui, c’était dans un restaurant de poissons et nous en étions au dessert quand la conversation a porté sur le titre. Je me souviens, si je me souviens bien, de ce moment où je suis sortie dans la rue avec Cecilia Andrade et que grâce à un mot d’elle la décision a été prise. Cecilia est aujourd’hui mon éditrice portugaise, elle est et sera toujours cette personne qui a été capable de prendre la décision pour moi, de remettre en marche les machines qui étaient arrêtées. Nelson de Matos, mon éditeur pendant de longues années, restera pour toujours dans ma vie avec son portable à l’oreille, à m’attendre, en prolongeant cette nuit d’automne à Barcelone. Jusqu’à ce qu’il dise : « Continuez, ici on a eu un doute… » Et donc s’il est vrai que les jeunes gens ne comprennent la vie qu’à travers des métaphores de pop ou de football, il faut leur dire que la chanson n’est pas toujours celle-là, et les bons coups entrent dans d’autres buts, moins rectangulaires, moins instantanés, moins comptables et cependant nécessaires pour que notre humanité continue. Que les éditeurs font inséparablement partie de ce team, de cette équipe. Il est vrai, contrairement à ce qu’on propage et que suggèrent quelques évidences, et que d’autres confirment malheureusement, que l’éditeur est une figure jumelle de l’écrivain, celui qui divulgue les livres qu’il aimerait avoir écrit lui-même. C’est l’unique engagement qui ne peut pas être perdu. La culture repose sur ce choix, ce pari dans lequel se tisse une sorte de grande famille polygame, unie par l’idée d’un art.
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