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Textes inédits issus du catalogue 30 ans


Des grands fonds
Christian Thorel
Librairie Ombres Blanches, Toulouse



Sous le ciel des mers, on trouve les vagues, por­teuses­ d’écume, sans cesse mouvantes, incer­taines, immatérielles presque. Sous la masse compacte des eaux, une diversité vivante de coraux, d’algues et de plantes aquatiques s’accroche à la roche. Ces fonds marins nourrissent une infinité d’espèces de poissons, de crustacés et d’animaux marins.
Il semble exister des approches différentes dans les métiers de l’édition, celle de producteur d’écume, celle qui veut faire des vagues, celle qui privilégie la culture des fonds. La première condamne à une existence éphé­mère le produit de ce qui est souvent une com­mande. On trouve ici ce qui encombre tant les tables des libraires, plus encore les présentoirs des boutiques de nos aéroports et de nos gares, qui fait ostensi­ble­ment figure de livres dans les allées des hypermarchés. Proses sans âge ni usage, artifices propres à alimenter un flux dont ne procède nulle sédimentation. Une littérature sans genre propulsée par des machines comme d’un canon à eau. Faire des vagues ou faire des remous est la vocation d’une partie notable de la pro­duction des maisons d’édition, cette partie qu’on espère plus rémunératrice, mais qui ne l’est pas tou­jours, délibérément fondée sur du temps court, six mois, trois mois, moins parfois. Légèreté, promptitude, noncha­lance peuvent y voisiner avec indolence, cynisme, provo­ca­tion. Un tribut donné à l’actualité, qui fait cousiner le livre avec la presse.

On aura compris l’infécondité de ces lettres de surface tout autant que leur absence d’héritage, objets sans histoire ni postérité, artefacts d’un présent en déplace­ment lubrifié sur la ligne du temps. Il faut des aspérités, il faut des énergies, de l’âme et du corps pour n’être pas emporté par le flux, pour attacher au socle sa matière et son identité. En quoi les œuvres concernées dépendent-elles de leurs géniteurs, en quoi de leurs lecteurs, que doivent-elles à leurs éditeurs ?
Les éditeurs de fonds se dotent, pour le compte des livres qu’ils publient et collectionnent (réunissent), de plusieurs vertus. La première ne procède d’aucune objectivité, pas plus que d’un cinquième sens, mais d’intuition et de désir mêlés. Récemment, dans un entretien pour un magazine économique, tel éditeur bien connu affirmait péremptoirement sa règle d’or : « Ne jamais publier les livres qu’on aime. » Sous les masques de la passion, de la ferveur, de l’enthousiasme, de l’austérité ou de la prudence, l’amour semble pour­tant le tropisme fondateur de la production des œuvres éditées. À écouter AMM parler de « ses » livres, aucun doute n’est permis sur ce qui anime sa vie. Une passion partagée pour chacune de ses publications fait ici profession de foi. À l’image de bien des entreprises d’édi­tion auxquelles la fin des années 70 et le début des années 80 nous ont providentiellement confron­tés, celles-là même l’œil rivé sur quelques noms mythiques du livre contemporain, AMM se donnera pour vocation dès la naissance de sa maison de donner un espace à une évidente politique des auteurs. En quel autre nom invocable peut-on construire un catalogue ? Instruire cette politique en agrégeant dans un domaine originel­lement arbitraire (sous son nom d’entreprise) des éléments, natures, sujets, différents, pris chacun dans l’hypothèse de leur singularité, et les réunir dans celle d’une collectivité, identifiée, indexée, imagée, pour que la collectivité supporte, aide, nourrisse chacun de ces objets à se frayer un chemin parmi tant et tant de sollicitations. Un catalogue parmi les plus véritables est fait d’une apparente cohérence, la confiance du libraire et celle du lecteur en procèdent.
La peau du libraire est d’épaisseur diverse, cha­touillée par le représentant et ses argumentaires, elle ne répond pas toujours de la même manière à la solli­cita­tion du diffuseur et à celle de l’éditeur. La détermi­nation du projet éditorial, sa lisibilité au travers de l’édification du catalogue sont les conditions de la plus grande fertilité des relations entre la production et le terrain du commerce. On peut assurer sans mal que le libraire sait dans ses choix convoquer le lecteur et sa sensibilité à s’encourager des engagements de l’éditeur. La politique de bien des maisons les plus productives et les plus connues est devenue sans objet autre que d’inscrire dans le marché, pour une durée moyenne de deux à six mois, une fournée hebdoma-daire de livres, dans l’espoir que quelques-uns sauront trouver un public de circonstance et trouveront quelques mois plus tard une réplique dans une collection de poche à haut débit. La récurrence d’un label sur la table pourrait être une simple affaire de marques ; mais c’est dans les rayons du libraire que résident les attributs de l’éditeur, puisque c’est dans ce logement vertical et sur la tranche que sont mises à l’épreuve la capacité des œuvres d’un auteur à résister à l’usure du temps et celle de son éditeur à l’y accom­pagner. C’est dire qu’avant la reconnaissance par le libraire et son lecteur, par le critique, c’est en amont, dans l’alliance renouvelée de l’auteur et de son premier lecteur, l’éditeur, que se constitue chaque nouvel élément du catalogue. Ici, l’assemblage des singula­rités dont chacune fait l’objet d’une décision n’est le produit que d’une haute idée, d’une conception sans concession de l’édition.


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