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Textes inédits issus du catalogue 30 ans




Des lecteurs généreux
Bernardo Carvalho



"Il y a presque deux ans, au cours d’une rencontre littéraire à Cartagena, en Colombie, on a demandé à Jorge Heralde, fondateur des Éditions Anagrama, à Barcelone, comment il avait fait pour découvrir des auteurs de son catalogue qui écrivent dans des langues aussi inaccessibles que le hongrois et le finlandais. L’éditeur espagnol n’a pas hésité à révéler qu’il devait beaucoup à la France : il avait eu accès à ces auteurs grâce aux traductions françaises.
Je partage cette dette. Je ne connais, parmi les principaux marchés de la littérature dans le monde aujourd’hui, aucun qui soit comparable à la France sur le plan de l’intérêt pour la littérature étrangère. Ma formation aurait été fortement compromise sans les traductions françaises d’œuvres que je n’aurais jamais connues ou lues dans leurs langues originales et qui ont été essentielles pour la constitution de mon répertoire littéraire et de ma maturation d’écrivain.

C’est pourquoi je ne trouve pas étrange que justement en France, axe de cette triangulation entre des productions littéraires si lointaines et si diverses (et qu’on ne traduit pas d’habitude directement), il y ait une éditrice avec une large connaissance des littératures luso phones qui peut décider de ce qu’elle va publier sur la base de son évaluation personnelle des originaux en portugais et en espagnol. Pour un auteur brésilien comme moi, c’est une chance unique d’être publié en langue étrangère, non seulement par une éditrice qui mérite toute mon admiration et dont je me sens complice, mais qui lit mes livres en portugais et avec qui je peux les discuter sans intermédiaires.
C’est un bonheur pour tout écrivain de se sentir chez lui dans la maison d’édition qui le publie. Dès le début j’ai reconnu aux Éditions Métailié le même type de considération que je reçois depuis presque vingt ans à Companhia das Letras, ma maison d’édition brésilienne. Plusieurs facteurs concourent à ce sentiment: outre la complicité linguistique et culturelle, la confiance mutuelle et la capacité d’Anne Marie à comprendre les projets de ses auteurs à l’intérieur des limites de chacun et à savoir les défendre. Cette capacité est le fruit d’une combinaison originale d’intelligence et de générosité. Le catalogue qu’elle a constitué au long de ces trente années révèle non seulement son hétérodoxie et sa largesse d’esprit mais aussi un extra ordinaire sens pratique et de la survie, grâce auquel elle peut garantir la réalisation de ses convictions personnelles.
J’ai toujours été impressionné par la sensibilité des grands éditeurs pour reconnaître, souvent à contrecourant du consensus du marché, du public et de la critique, les œuvres qui peuvent changer les orientations de la littérature et que, parce qu’elles correspondent à une intuition personnelle et irréductible, ils s’obstinent à défendre comme s’ils luttaient pour leur propre vie. L’exemple incontournable et exceptionnel de Jérôme Lindon, surtout à cause de l’heureuse concomitance entre cette intuition et l’irruption d’une œuvre comme celle de Beckett suffirait à nous faire comprendre que la profession d’éditeur, en dépit de ce qu’on tente d’en faire aujourd’hui en la réduisant à la fonction de simple administration d’entreprise, exige une sensibilité et un talent ainsi qu’un grand sens de l’urgence et de l’actualité, que tout le monde n’a pas.
En tant que lecteur idiosyncratique, j’admire de plus en plus la capacité qu’a un bon éditeur de lire, comprendre et se passionner pour des auteurs souvent incompatibles entre eux. Un bon éditeur doit être, avant tout, un excellent lecteur, ce qui signifie non seulement qu’il doit être un lecteur passionné, mais qu’à l’inverse des lecteurs passionnés et inconséquents comme moi, souvent victimes de leurs préjugés et de leurs dogmatismes, il doit reconnaître chaque projet littéraire à l’intérieur de ses limites, conformément aux particularités de chaque auteur – et non en opposition à ces dernières.
C’est une chance pour un écrivain de pouvoir compter sur un éditeur qui sait lire et critiquer ce qu’il écrit avec une compréhension exacte de ce qu’il se proposait à l’origine, sans tenter de lui imposer un modèle idéal ou extérieur. Je serai toujours reconnaissant à ceux qui ont intégré, avec générosité, mes particularités à leurs projets éditoriaux.
Il ne faut pas oublier qu’un éditeur affronte une réalité concrète qui ne fait en général pas partie des préoccupations des écrivains même si elle est la condition de possibilité de la publication de leurs œuvres. Et la façon dont certains éditeurs indépendants, fidèles à leurs intuitions et de plus en plus rares dans un océan de grandes entreprises commerciales, arrivent à mener leur barque sur leur route originale, en dépit des vagues et de la tempête, n’en est pas moins impressionnante. Métailié est l’une de ces rares maisons d’édition. Je suis d’autant plus heureux de faire partie de son catalogue pour pouvoir fêter ses trente ans.”



Photo réalisée par Daniel Mordzinski.

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