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Textes inédits issus du catalogue 30 ans


Giancarlo de Cataldo




Je suis le fils d’un professeur de langue et de littérature françaises. Mon père parlait couramment votre belle langue et il a tenté de toutes les manières, de préférence les manières autoritaires, de me l’enseigner. Mais comme il a existé un type appelé OEdipe qui s’y connaissait en matière de rapports entre père et fils (et mère), je me suis toujours entêté dans le refus d’apprendre. Il y a quand même une chose que mon père a réussi à m’imposer : la lecture des grands classiques français. Aujourd’hui encore, mon livre culte est Les Illusions perdues de Balzac, et les lecteurs attentifs se seront aperçus que l’épilogue entier de La Saison des massacres n’est qu’un remake à la sauce romaine de l’épilogue de L’Éducation sentimentale de Flaubert. Et ainsi de suite. Durant le printemps 1992, dans une des périodes les plus tristes et dévastées de ma vie, écrivain sans aucun succès, père blessé dans ses sentiments les plus profonds par une histoire familiale angoissante, homme de trente-six ans qui se sentait au bord de l’abîme, je vins à Paris avec ma femme Tiziana. Nous avions décidé de dépenser dans un voyage de formation et d’autoformation les derniers sous qui nous restaient d’une saison amère. Nous arrivâmes en train gare de Lyon un matin de juillet. Je n’oublierai jamais cette première rencontre avec le ciel de Paris. Le petit hôtel des Arts, rue Saint-André-des-Arts, où dans les années à venir nous ne retrouverions jamais de chambre libre (quelquefois, je retourne dans cette rue pour me convaincre que l’hôtel existe vraiment, que ça n’a pas été juste un rêve), des longues promenades le long de la Seine, le Pont Neuf… Bref, couleur et folklore, pour beaucoup, et peut-être rhétorique. Pour nous, simplement, la vie. La vie dans un sens réel, concret : je crois, ou plutôt, je suis sûr que mon fils Gabriele est, dans une large mesure, enfant de Paris. Et je m’en tiendrai là.
Imaginez-vous alors la stupeur, le plaisir, la sensation presque mythique d’un mandala qui se referme quand, plus de dix ans après, j’ai rencontré pour la première fois AMM. Rue de Savoie, c’est-à-dire à cinq mètres de cet hôtel des Arts d’où ma seconde vie est repartie. Signe du destin ? Les choses avaient beaucoup changé, entre-temps. Romanzo criminale avait fait de moi un auteur connu. Je ne devais plus frapper humblement à la porte des éditeurs, c’étaient eux qui venaient me chercher. Les cadres de la télévision auxquels je proposais mes fictions n’étaient plus en réunion. Je rencontrais des producteurs qui avaient fait semblant de ne pas me connaître la veille et qui maintenant, miraculeusement, rappelaient des épisodes de vie commune jamais réelle ment vécus… Et maintenant, la France ! Durant cette première rencontre avec Anne Marie, alors que j’essayais de balbutier quelques mots dans votre langue, alors qu’il me semblait donner une très mauvaise image de moi (qu’est-ce qu’elle va penser, cette dame sophistiquée, de l’auteur de Romanzo criminale, que c’est un crétin en surpoids qui massacre le français, mais c’est bien lui qui l’a écrit, ce roman, ou bien c’est un nègre ?), il me semblait entendre résonner la voix moqueuse de mon père, le vieux professeur, son accent du sud profond de l’Italie : « Je te l’avais bien dit d’étudier le français, espèce d’âne ! »
Je posai une condition, lors de cette première rencontre : dès que Romanzo serait traduit, il faudrait qu’il y ait une présentation à la Hune, la librairie de Saint-Germain. Provincial le garçon, hein ? Ce ne fut pas une grande idée. Un auteur étranger à peu près inconnu – tout cela se passait avant le film, avant les interviews, avant qu’on fasse connaissance, vous et moi –, cet auteur n’attirait personne. Mais un collègue vint me trouver, un juge français. Formidable, me dis-je, chez vous aussi, il y a des magistrats qui écrivent. Oui, formidable. Mais disons-le à mi-voix, chez nous, surtout par les temps qui courent, « magistrat » risque d’être un gros mot. Le meilleur vint ensuite. Quand, avec Anne Marie, avec Serge Quadruppani, avec la merveilleuse équipe de la maison d’édition, nous sommes devenus amis. Imaginez ma stupeur quand j’ai découvert que la bibliothèque Métailié, les auteurs traduits et aussi les français correspondaient presque à la perfection à ma bibliothèque, aux livres que j’aime, à mes auteurs.
Imaginez le plaisir de prendre des décisions en trente secondes, sans bureaucratie, entre êtres humains (tous les éditeurs ne sont pas des êtres humains, croyez-moi).Imaginez le plaisir d’être accueilli par des journalistes qui lisent les livres et les comprennent, par des critiques qui se fichent des étiquettes, par des lecteurs qui bavardent avec vous durant le rite des dédicaces, imaginez le plaisir de la province française, sa douceur… Imaginez, non, en fait, vous l’avez devant vous, un homme d’âge moyen profondément amoureux de la France… voilà, pardonnez la longueur et l’incapacité de parler comme il conviendrait qu’un auteur le fasse, à propos de son éditeur. Je voulais seulement qu’il soit clair combien Métailié, la France sont pour moi étroitement liées à un point que je ne pourrais peut-être pas l’exprimer comme il faudrait. Le fait est que je n’arrive pas, je n’y arrive pas vraiment, à penser en termes de rapports entre auteur et éditeur, à parler de contrats, à discuter de chiffres, à disserter sur les genres littéraires. Simplement, en ce moment, je pense à autre chose. Simplement, je suis heureux d’avoir connu Anne Marie, d’avoir fait un bout de route ensemble, et d’en avoir encore une très longue devant nous. Du moins, je l’espère !




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